Interstices coréens

Par Frédéric Barbe , Géographe
 
Frédéric Barbe est géographe. Il vit et travaille à Nantes, où il écrit toutes sortes de textes : fictions, récits, chansons. Sa rencontre fragmentée avec la Corée, étalée sur quatre décennies, tient à la fois du hasard d’une rencontre et d’une curiosité que la société coréenne contemporaine a nourrie, puis transformée en une invitation au voyage. De cette entrée dans la péninsule à l’été 2000, est née l’envie de participer au passage de «l’expérience sud-coréenne» en France, à travers un travail d’écriture – «Made in Korea» en 2001 – et aujourd’hui d’édition – «Le magasin aux cent fleurs de Corée» de Benjamin Joinau, mars 2005 – destiné à se poursuivre.

Mettre la Corée en bouteille comme on le fait de Paris ? Alors, bouteille à demi-pleine ou à demi-vide, comme cette césure de la péninsule en son milieu qui signale à l'étranger que, là, il s'est passé quelque chose, il y a longtemps, mais qu'on ne sait plus trop quoi dire d'autre après les clichés.

Aller passer ses vacances sur le 38e parallèle, n’est-il pas de projet plus exotique, cher monsieur ? Ou bien la Corée n’est-elle que le domaine réservé des spécialistes en géopolitique et bonnes affaires, cohortes d’entrepreneurs et de diplômés de Sciences-Po ?

Peut-être aussi qu'une rencontre avec l'expérience coréenne ne peut se jouer que solo, pour soi, à l'abri des regards et des conventions. Je suis entré en Corée à l'été 2000, dans une confiance absolue, le sentiment d'un naturel dans l'étrangeté même des choses neuves de Corée. Tous les voyages ne se disposent pas ainsi, je dois expliquer. C'est que je suis déjà entré une première fois en Corée par l'enfance et ma rencontre avec Kza Han, poétesse et traductrice sud-coréenne installée en France depuis 1964, amie de mes parents. Kza Han, une intellectuelle maternante et cuisinière.

Je suis entré en Corée par la cuisine coréenne de Kza Han, une poétique où la bouche, le corps et les sens sont indissociables d'une culture.

De ces petits morceaux de vie coréenne projetée outre-mer, quelques souvenirs fugitifs et mystérieux, algues, soupes, feuilles de sésame confites, kimchi. Du merveilleux d'enfance.

Cette rencontre primordiale insuffle la confiance dans la rencontre territoriale de la Corée, trente ans plus tard, dans ce grand écart que provoquent quelques récits parfois cruels de voyageurs et de journalistes : pression sociale, formalisme, pauvreté du cadre. A ne voir la Corée que par le petit bout de la lorgnette, une paille de riz dans l’oeil bridé, l'homme pressé s'aveugle et n'aperçoit plus la poutre, celle qu'il emmène dans tous ses voyages. Et, aujourd'hui même, ce matin, avant d'écrire, j'apprends que les Tambours de Corée sont au théâtre d'Ariane Mnouchkine. MADE IN KOREA au Théâtre du Soleil, quel chemin parcouru...

Ce chemin que je parcours aussi, dessinant dans la province coréenne mon étrange trace estivale, pleine d'àcoups et de rencontres ralenties. Sentiment de l'étranger radical que me renvoie cette petite fille dans le métro de Daegu. Quelques jours en montagne, de chemins en monastères, un rasage négligent, une tête d'ogre occidental dans le velours rouge policé du métro de Daegu. La petite fille tourne la tête, m'aperçoit et se met à hurler, provoquant la très grande gêne de sa maman, qui la calme avec douceur et pédagogie. Trois stations plus loin, juste avant de descendre du wagon, la petite fille se retourne et m'envoie un petit signe de la main, rasséréné, prudent.

Ou ce quinquagénaire de Kogumdo, agriculteur insulaire à motocyclette, qui, apprenant que je vais finir mon voyage en restant plusieurs jours à Séoul, m'attrape la carte des mains, la retourne sur son verso coréen et m'indique dans une longue harangue qui ne souffre pas la discussion, tous les lieux qui méritent notre attention entre Mokpo et Séoul. Alphabet coréen, jubilation verbale coréenne, mur linguistique, rien ne passe d'autre que par le regard allumé, l'empathie, la complicité de cet insulaire ancré, qui me fait l'article de « sa » province coréenne. Cette province que je retrouve intacte dans certains films coréens bouleversants, comme Peppermint candy ou Memories of murder (*). La province de ces policiers de bourg qui nous raccompagnent en stop à notre yogwan, ou qui choisissent, au milieu des rires, celui d'entre eux qui va devoir répondre à nos questions pour s'être vanté antérieurement de sa bonne maîtrise de l'anglais international.

La Corée mise en scène pour les Coréens, Hahoe, le long du fleuve Naktong, presque au centre de la Corée du Sud, un village muséographié pour touristes locaux, ils sont des centaines à déambuler, puis à quitter le village à la fin de l’après-midi. Puis, gagnée à nouveau par la tranquillité du soir, Hahoe la magnifique offre quelques face-à-face sereins, vieilles paysannes louant de ces chambres nues, si accueillantes sous la pluie de la mousson, à des familles souriantes rentrant au millimètre leur voitures rutilantes dans la cour de terre humide.

De retour du sowon de Pyongsan, quelques kilomètres en amont sur le fleuve Naktong, sur le chemin boueux de pluie, nous tentons de mettre nos pieds dans de curieuses traces de pas en canard ; difficile en vérité de suivre cette mamie coréenne sortie des champs. En écho à ses pas tordus par la vieillesse et le travail, fleurissent les bruits des grenouilles, milliers de grenouilles chantant leur réponse au fleuve qui alluvionne à pleins seaux et à la lune fuyante de nuages. La nature coréenne est ici, dans l’apparence de sa tradition, parlant à l’étranger – ce pays-âge est le mien, mets-le dans ton corps, dans ton esprit comme autrefois, baigne-toi dans la Corée d’En-Bas, cette Corée de nature est corporelle et sensible, sache-le et n’oublie pas – fugitive aussi, comme dans les souvenirs d’enfance de Kza Han, qui dit si fort la mutation du paysage rural coréen entre ses allers-retours hexagonepéninsule, la montée des serres et de l’agriculture productiviste.

Séoul, par le prisme d'un atelier d'artiste, dans une cave bétonnée, proche des écoles privées qui préparent aux formations artistiques de l'université, boîtes à concours dont vivent certains jeunes artistes. Vrai, Séoul est autre, Séoul est ce qu'on veut, par sa multiplicité, son gigantisme, sa puissance, qui me fait redécouvrir ma ville de banlieue comme l’infinitésimal petit village perclus de silence bleu-blancrouge. Séoul, où je reviens en 2004 par la magie de l'écriture en écrivant le texte du catalogue de l'exposition du peintre Chang-rim Ji, tiraillé, lui aussi, entre hexagone et péninsule, joignant les deux ensembles de grands coups de pinceaux, qu'il gratte et recouvre, tend, tisse et lacère.

Séoul est ici aussi, quand Ki-yang Kim, pianiste et chanteuse dans de grands établissements séoulites, nous offre lors de son passage à Nantes, un set de chansons coréennes. Mystifiant le public de ce petit café de centreville, elle nous transporte à l'autre bout du monde dans un mélange de paillettes et de blues coréen.

La photo de sa fille habillée en footballeuse de l'été 2002, c'est encore Séoul et ses souvenirs de la foule en fusion devant le City Hall. Séoul, c'est aussi cette tribu de Français tombés amoureux de la Corée, que je croise de loin, dans les « Cahiers de Corée » autour de Frédéric Boulesteix, qui me lève quelques voiles, à moi, le naïf qui voit sans voir et croit sans croire, mais aime marcher.

Séoul vu de l'atelier souterrain de Yong-Bo, artiste plasticien passé par la France, pris lui-même dans cette agitation urbaine et sociétale qui fait de la ville un être mobile vorace, un paysage mouvant où nous perdons notre chemin. Et tout n'est pas «raccord», le patrimoine ancien ne semble pas toujours arrimé, la vieille Corée, insaisissable en vérité, elle n'est plus là. Et même, d’heure en heure, la ville change si profondément du côté de Nakwong-dong que nous croyions un instant être la proie d’hallucinations, devenus les pantins moqués des esprits malins de la mégapole, de ceux qui font vivre les chamans.

Paysage partagé, variable, mutant, d’ou nous tire un vendeur de boulettes de viande d’un coup de téléphone portable. Le rire énorme de la patronne qui nous réceptionne dans son petit établissement, au terme d’une heure d’errance supplémentaire après le premier SOS téléphonique.

Le géographe de l’Occident qui a perdu sa route aurait-il quelque addiction mal assumée aux boissons de fort titrage fabriquées en Asie du Nord-Est ? Elle rit encore et finit par nous emporter dans son rire. Rire fait de cette même gentillesse des petits commerçants du marché de Chalgach’i à Busan, qui nous servent un café debout, à même la rue, mais toujours souriant dans le creux du matin, comme d’habitude.

La Corée, c'est aussi cette élève adoptée d'origine coréenne, concentrée à quelques mètres de moi, tandis que je relis mon texte en surveillant le bac blanc, un sujet de géographie, interface, mondialisation ou d'histoire, guerre froide, monde unipolaire – la Corée, pays de la mondialisation pas calme, de l'exception culturelle coréenne –. Mais cette élève est la France à cet instant. Aller-Retour. Voyage, voyages. C'est tout cela, ma Corée, l'envie d'y revenir et de travailler à sa découverte, à son partage. La Corée, dans sa dureté et dans les interstices qu'elle ouvre constamment dans cette dureté du monde moderne.

C’est cela mon voyage en Corée, que je vis comme une suite d’interstices magnifiques, un collier d’expériences dont les perles en bois griffées d’alphabet racontent la vie simple de Corée et que j’offre en retour à ceux que je rencontre.

Frédéric BARBE

 

(*) -MEMORIES OF MURDER

Une équipe bringuebalante d’enquêteurs réunis autour d'un chef désorienté ; la traque d'un serial killer est prétexte à l'immersion dans cette province coréenne si attachante, dans une société en pleine mutation (années 1980) que nos quatre policiers croient pouvoir maîtriser.

Après une diffusion en salle, ce très beau film est dernièrement sorti en DVD.

Du même auteur

«Made in Korea, nouveaux récits de Corée du Sud», récit de voyage sous forme d'une tentative d'épuisement d'un indécidable coréen, accompagné d'un atlas géohistorique de la Corée, l'Atalante, 2001.

«Ombre et lumière pour onze diables rouges», récit donquichottesque de ce que vous savez, balle au pied - in Cahiers de Corée, 2002-2003.

«La madone algérienne», L’Escarbille, 2004.

Des nouveautés coréennes

«Le magasin aux cents fleurs de Corée», Benjamin Joinau, éditions La rue blanche, mars 2005, 4€.

«Illustré de cuisine coréenne par l'artiste», Chang-rim Ji, à paraître très prochainement aux mêmes éditions.

Email : la.rue.blanche@free.fr - Site internet : http://la.rue.blanche.free.fr/index.html

 

 

Extrait de la revue "Culture Coréenne" N°69 - Avril 2005
Directeur de la publication: MO Chul-Min
Rédacteur en Chef: Georges ARSENIJEVIC
Centre Culturel Coréen - Ambassade de Corée en France

FRANCE-CORÉE - L.ROCHOTTE Février 2006


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