Par Jean Hourcade, ancien attaché culturel près l'Ambassade de France à Séoul Ancien vice-président de l'Association France-Corée (À l'époque de l'article: Chef du Secteur Asie de la Direction des Relations Internationales de le Mairie de Paris)
Article paru dans CULTURE CORÉENNE N° 32
L'article que nous publions ci-dessous a été écrit par Monsieur Jean Hourcade qui fut, de 1981 à 1985, Attaché Culturel de l'Ambassade de France en Corée et, de 1989 à 1991, Directeur du Centre Culturel Français de Séoul et Délégué de l'Alliance Française. L'auteur, qui connaît parfaitement le Pays du Matin Calme, ses traditions et ses habitants, a joué un rôle important dans le développement des relations culturelles franco-coréennes et a, plus particulièrement, contribué, au cours de ces dernières années, au développement de l'enseignement du français dans les universités de Corée.
Écrites par un fidèle ami de la Corée, sensible à ses moindres pulsations, ces "Réflexions sur l'âme de la Corée" constituent un témoignage intéressant, un regard porté "amoureusement" mais sans complaisance sur la Corée et les Coréens.
Il est difficile à un diplomate exerçant dans un pays de parler à cur ouvert de ce qui constitue la réalité profonde de ce pays telle qu'il la ressent, car il s'agit de l'identité même de ses hôtes, de ce qu'il y a d'inné en eux, de leurs parents "qu'on ne choisit pas", de leurs aspirations, des particularités de comportement que leur histoire leur a fait acquérir, de l'image qu'ils donnent ou croient donner devant Dieu et devant les hommes, image nécessairement différente dans le regard de l'étranger.
C'est encore plus difficile pour quelqu'un qui comme moi a abordé ce continent par un pays voisin que la nature des choses ou le hasard de l'histoire a fait, pour la Corée, le grand miroir, c'est à dire, l'image inversée d'elle même, et réciproquement.
Mais je vais tirer profit de mon double handicap : ayant justement pour fonction première d'être l'observateur culturel de ce pays pour le compte du mien, et étant proche, par mon expérience récente, du Japon voisin je vais essayer de communiquer à mes amis coréens l'impression qu'ils offrent à leurs visiteurs au regard neuf.
Ce Pays est Yang. Quand on arrive ici de l'archipel voisin où tout est eau, bois et flou délibéré, sauf les horribles cités bétonnières, on remarque tout de suite que le roc affleure, on touche au minéral, au solide. L'air vibre sous le ciel pur. L'horizon est net. Plus de brumes indécises. Les arêtes saillent au sommet des montagnes et à l'angle des demeures de bonne pierre. On n'a pas ici cette peur du contact physique qui explique les courbettes japonaises ; la poignée de main est franche, la voix est forte, le verbe est haut, les sonorités sont claires.
On aime ici les couleurs vives, là-bas les teintes discrètes. On aime ici le bruit, partant la musique et les choeurs, les voix qui se mêlent comme un hymne à la vie et à la joie. On préfère là-bas le silence, à peine rehaussé, sanctifié, par le clapotis d'une vague ou le chuintement d'une source artistement canalisée peut-être à travers les mousses d'un jardin.
On aime ici les saveurs fortes, là-bas la cuisine presque fade à force de délicatesse sur des papilles affinées ; dans les deux cas pourtant à partir des mêmes ingrédients.
Bref, deux pays, deux natures ayant choisi des directions opposées dans leur préhension du monde sensible, des données immédiates de leur environnement. Deux manières opposées de chanter la beauté des choses et le bonheur d'exister ; voilà la conclusion d'un ami orientaliste, spécialiste du boudhisme coréen mais demeurant au Japon, et moi-même, tirions ces jours derniers de notre expérience commune de Français d'Extrême-Orient.
Dans la vie de l'esprit et de l'art, ces données de base de la nature et du peuple coréens se vérifient à chaque pas. Il est patent que tout ce qu'on a entrevu dans l'archipel voisin en fait de boudhisme, de poterie ou d'art traditionnel est parti d'ici ; ou reparti après l'escale chinoise, pour clamer le message au delà des mers. Corée : pont entre le bouillonnement fécond et désordonné du continent et les terres extrêmes du grand large ; pays péninsulaire déchiré entre l'évidence continentale et son rêve d'être une île ; entre la multitude inquiétante du grand Sud, ventre maternel de l'Asie, et la pureté mythique des races du Grand Nord et des steppes ; entre son hiver boréal, le temps du regard fendu sur la glace aveuglante, dans la bise qui cisaille les joues, et les touffeurs d'un été de chaudière où les prunelles s'alanguissent vers des horizons océaniens ; pays péninsulaire perpétuellement déchiré entre les deux couleurs de son drapeau, opposées, face à face, comme tant d'autre chose ici, comme deux béliers emmêlés corne contre corne.
Un des temps forts de ma découverte de cette terre, revisitée après plusieurs années d'absence et retrouvée comme chaque fois avec cette impression d'y respirer mieux, fut la révélation, Kyongju, de la grotte de Sokkuram.
Après une montée facile mais dans l'air glacé, je me trouvais, à l'aube, devant la face parfaite du Boudha. Les premiers rayons du soleil, presque d'un seul coup, réchauffèrent ma peau. Sentiment immédiat de bien être venant de l'Est face à la conscience de tout, adossée à l'Ouest. Cur de la Corée de granit, joyau de cette terre dressé justement face à l'ennemi des anciens âges d'où venait chaque matin, paradoxalement, la clarté ; tout était là ; ce paradoxe justement d'un pays fécond parce que conflictuel, interface de cultures, zone de fracture donc d'échanges et de création.
Puique j'ai pris le parti périlleux (et discutable) de la comparaison, n'a-t-on pas vu percer sous mes propos un autre élément de comparaison avec la Corée ? Je veux parler de ma France à la fois gauloise et latine, et aussi germanique, point de rencontre et de passages incessants, éternellement hésitante entre le désir narcissique d'auto-suffisance dans sa culture de nation centrale en Europe, et l'évidence de sa nature de pays mêlé, métis, jamais fini, recréé chaque jour.
Je suis un Français du Sud, un Gaulois des montagnes (mais je pourrais aussi bien être Breton), et les odeurs fortes de votre cuisine me rappellent bien des choses. Nous sommes aussi pour l'Europe du Nord, sinon la source, du moins le pont par lequel a transité la culture classique de l'occident latin, où elle s'est adaptée à d'autres climats que celui de la Méditerranée primordiale.
Les fermes de mon pays sont aussi en bonne pierre solide. Nous sommes aussi le pays de la terre lourde et des montagnes rocailleuses, des hivers interminables sous la neige où les idées fermentent sous les bérets, mais aussi où, à la veillée et aux fêtes, on se retrouve pour chanter à quatre ou cinq voix des chants qui, plus que jamais, me font briller les yeux, et dont j'ai ici, en Corée, des enregistrements pour les soirs de vague à l'âme ; nostalgie et persévérance, devise paraît-il des Capricornes, qui pourrait être un assez bon symbole des gens de Corée comme de mes congénères.
Pourtant, une différence au moins, et de taille ; pas de confucianisme chez nous même si, comme tous les vieux pays, nous avons le respects des choses anciennes. À mes yeux - j'ose le dire franchement - l'excès de la morale confucéenne a considérablement handicapé la Corée dans son histoire et ses conflits. Le caractère figé, presque uniquement vertical, de ce que le confucianisme est devenu a longtemps empêché la critique, le mouvement, l'échange, donc la vie. Trop souvent, j'ai eu ici l'impression qu'on n'est que ce qu'on paraît, c'est à dire ce qui est écrit sur sa carte de visite, outil indispensable à la conversation puisqu'on ne sait comment s'adresser aux gens avant de l'avoir lue.
Chez nous tant la tradition de l'humanisme gréco-latin que le christianisme nous ont appris que la personne humaine est première et que le juge suprême en dernier ressort, c'est Dieu, ou soi-même, sa propre conscience, et non pas vraiment la société. Malgré les inconvénients sociaux de cet a priori, celui-ci a, je crois, été à l'origine de la grande fécondité de notre culture française, fondée sur l'idé de liberté individuelle de l'homme et non de devoir envers un système.
Pourtant, le confucianisme n'a pas été seul en Corée. Il y eu, on l'a vu, le rayonnement, primordial en Orient il y a mille ans, du boudhisme coréen, de même que le chamanisme autochtone, guère éloigné d'ailleurs de certaines pratiques dites "païennes" encore vivantes dans certains coins de nos campagnes françaises.
Et il y a eu le christianisme, dernier venu dans ce bouillon de culture et qui a su tirer parti, justement, de l'absence de religion dominante.
Je voulais en venir là aussi : si le Pape, en 1984, est venu ici canoniser d'un coup une centaine de saints coréens, ce n'est pas un hasard. La France est avec l'Espagne, l'Italie et maintenant la Corée, en tête des pays ayant donné à l'Église Catholique le plus grand nombre de saints.
Quelle que soit la foi à laquelle on adhère, c'est qu'il est évident que vous êtes, comme nous, un pays qui élève l'âme ; un pays conflictuel, divisé de plusieurs manières ; pays, comme le nôtre, d'une certaine douceur de vivre sans cesse contrariées par les invasions d'une histoire tragique, pays qui sent l'ail, serre les mains et parle haut ; pays atypique dans sa zone et pourtant central ; pays incommode et provoquant, le cur sur la main ou le poing serré ; pays qui pourrait bien jouer au rugby et capable, comme nous, de cogner fort dans la guerre ; pays qui rêve toujours d'un paradis perdu et d'une éternelle Renaissance ; vieux pays terrien face aux perfidies de la mer ; pays de fous, donc pays d'artistes ; pays violent donc pays de saints...
Par Jean Hourcade, ancien attaché culturel près l'Ambassade de France à Séoul Ancien vice-président de l'Association France-Corée
Article paru dans CULTURE CORÉENNE N° 41
Le 26 octobre 1995, nous avons eu le plaisir d'accueillir au Centre Culturel Coréen, Monsieur Jean HOURCADE qui nous a offert une très intéressante conférence intitulée "France - Corée, Regards croisés". Monsieur Hourcade a, au cours de sa longue carrière au sein des services culturels et diplomatiques français à l'étranger, passé six ans en Corée. Il a été, de 1981 à 1985, Attaché Culturel de l'Amabassde de France à Séoul puis, de 1989 à 1991, Directeur du Centre Culturel Français et Délégué Général de l'Alliance Française. Après son retour en France en 1991, il a, en tant que Chef du Secteur Asie de la Direction des Relations Internationales de la Ville de Paris, continué à uvrer activement au rapprochement franco-coréen en étant le principal "maître d'uvre" du Pacte d'Amitié Paris-Séoul, signé en novembre 1991 par les Maires des deux capitales. Bref, Jean Hourcade fait partie des Français connaissant bien la Corée et ses traditions. Comme en témoigne l'article précédent, son regard sur le Corée et les Coréens, sur les différences et similitudes entre nos deux pays, sur nos manières d'être et de nous comporter, sur les influences qui ont modelé nos mentalités respectives, est particulièrement intéressant. Ci-après, texte légèrement adapté et écourté de cette conférence qui avait été très appréciée de notre public.
Lorsque l'ambassdeur Olivier Gaussot, qui vient de disparaître, m'accueillit pour m'envoyer en Corée une deuxième fois, il m'aborda par ces mots "alors, il paraît que vous faites partie de ces coréanophiles historiques".
C'était un bien grand mot.
Je ne suis pas coréaniste et je connais fort mal la langue coréenne.
Pourtant coréanophile : oui, incontestablement. Comment en suis-je arrivé là ? Parfois, quand je pestais au milieu des embouteillages de Sejong-no, je me disais : "par masochisme".
Parfois, quand je marchais dans l'air cristallin des monts Sorak, je pensais : "par la grâce de Dieu, par l'accomplissement de quelque tropisme qui m'a toujours invinciblement poussé vers l'Orient extrême, en ses plus secrets tabernacles". Je ne respire bien, en effet, que dans mon village de Provence ou en Extrême-Orient. Plus extrême que la Corée, à tous les sens du terme, c'est difficile à trouver. Je me sens donc bien en Corée!
Mon chemin de Damas, je l'ai trouvé il ya quelque 25 ans. J'étais en poste à Tokyo. J'avais envie de sortir du béton et du métro et surtout de découvrir de "Pays du Matin Calme" dont le sort, moins de vingt ans auparavant, avait ému l'Europe et l'Amérique. Ce pays ou reposaient plusieurs centaines de soldats français, qui étaient venus lutter pour la défense de sa liberté.
En atterrissant à Kimpo, je fus ému par le changement complet de paysage. Après le Japon moite et ouaté, je découvrais le roc nu, les villages de chaumières en pisé, les chemins de terre.
C'était encore un pays pauvre, très pauvre (il a depuis bien changé...) et je me remémorais cette phrase de D.H. Lawrence décrivant l'émotion de son héroïne accostant, venant d'Angleterre, sur le rivage français : "après la mesquine perfection d'une petite île, elle découvrait la noble imperfection d'un grand continent". "La noble imperfection " ! voilà déjà quelque chose, me disais-je, qui caractèrise la Corée et la rapproche de mon Pays : constamment à la recherche de lui-même, jamais content, mais prompt toujours à embrasser tant de nobles causes ou à inventer tant de glorieuses folies ! Depuis, je n'ai jamais cessé de retourner en Corée, de demander à y servir, de faire en sorte que nos deux nations, séparées par toute l'épaisseur de l'Eurasie, se recontrent et s'aiment un peu, s'entrevoient en tout cas, coopèrent si elles le peuvent. Mon propos ici est de faire part de ce qui constitue, selon moi, les perceptions qu'ont nos deux pays l'un de l'autre, non pas (seulement) au niveau des savants mais aussi au niveau de l'homme de la rue, du touriste comme du résident qui n'a jamais voyagé.
La Corée, je le répète, m'a dès l'abord frappé par le caractère rude de son relief. Il y a quelque chose de breton, d'auvergnat dans son granit et dans ses chaumières. Je suis de souche pyrénéenne et c'était pour me plaire.
À beaucoup d'égards, la Corée est atypique en Asie, ou atypique par rapport à l'idée que se font les Européens de l'Asie (vous savez : la douceur un peu mièvre, le flou, le vague, l'eau de rose).
D'abord, le kimchi ne sent pas l'eau de rose : c'est du chou fermenté. Ensuite le visiteur qui vient en Corée en s'attendant à ce qu'il a vu dans "Le Pays du Sourire" serait bien dépaysé : ce n'est pas un pays de thé, mais d'orge. Ce n'est pas un pays de consensus, comme certains pays voisins prétendent l'être, que ce soit dans la chaîne de commandement, la gestion des affaires ou la vie quotidienne.
C'est plutôt un pays conflictuel qui ne déteste pas les affrontements. La preuve : c'est un des rares pays de la région qui sache dire NON. Au Japon "ilé" ne veut dire non que pour s'excuser, pour décliner un compliment. Ce NON coréen est sonore : ANNYO ! Qui n'a pas entendu cette ferme barrière refermée comme une herse par tel gardien de Musée ou autre guichetier ?
L'Évangile nous dit qu'il faut qu'un oui soit un oui et qu'un non soit un non, que tout le reste vient du Malin... En Corée, le Malin doit être malheureux, du moins à ce chapitre : c'est le pays de la franchise. On s'y serre la main, geste rare sous ces latitudes, on se tape dans le dos avec chaleur et affection, on ne répugne pas au contact physique comme au Japon voisin où une mère n'embrasse jamais son enfant (ce qui n'exclut pas la tendresse, mais sous d'autres formes).
Les séries télévisées sont révélatrices à cet égard. Elles sont souvent larmoyantes, souvent conclues par des cris déchirants ou des retrouvailles poignantes : c'est un pays sentimental.
Ah ! la nostalgie de la chanson fétiche de la Corée : "adieu mon cur, je ne te reverrai plus jamais. Quand tu auras passé le col, plus jamais je ne verrai ta silhouette. ARIRANG ARIRANG ARARIYO !" Le poète So Jong-ju, invité en France en 1985, résumait ainsi l'âme coréenne : elle est faite de "regret sentimental (je dirai : de nostalgie) et de ressentiment". Nostalgie et ressentiment : c'est bien vu. C'est un pays capricornien. Les Coréens semblent toujours regretter un âge d'or mythique et en vouloir aux puissances étrangères qui leur ont rogné les ailes, ou les ont traités de haut, Chine et Japon notamment.
Autre chose qui rend la Corée atypique en Asie : il n'y a pas eu là-bas de religion de référence dominante. Le boudhisme qui y est la première religion en valeur relative, n'est pratiqué que par une minorité. Les rois de Corée, confucéens, l'ont toujours tenu en lisière, ce qui nous vqut les monastères magnifiques de Hae-in-Sa et de Tong-Do-Sa (les plus belles choses de Corée à mon goût), construits, au bout du monde, loin dans la montagne, comme des refuges hors d'atteinte des persécuteurs de la cour.
Cette absence d'une grande religion universelle majoritaire a ainsi fait le lit du christianisme : avec 25% de fidèles dans la nation, la Corée est les pays le plus christianisé d'Extrême-Orient après les Philippines et avant le Viêt-nam. On ne saurait à cet égard, s'agissant surtout de regards croisés entre nos deux pays, aborder le sujet du christianisme sans rappeler que (autre élément atypique) ce qont les Coréens eux-mêmes qui ont fait appel au Pape pour qu'il leur envoie des missionnaires ; ceux-ci ont été depuis le début, et par vagues successives depuis le 18ème siècle, des Français des Missions Étrangères de Paris.
Tous ceux, sans exception, qui ont abordé la Corée au 19 ème siècle y ont laissé la vie de manière tragique. Mais leur venue et leur action ont aussi eu pour conséquence que, depuis le récent voyage du Pape, la Corée est est l'un des quatre ou cinq pays du monde qui ont donné à l'Église catholique le plus grand nombre de saints dûment canonisés. Les Coréens ne font pas les choses à moitié !
À cet égard, je conseille à ceux que cette épopée franco-coréenne intéresse, de lire deux passionnants ouvrages publiés justement par les Missions Étrangères de Paris : "Lumière sur la Corée" et "Martin-Luc Huin témoin du Christ" de M. Vauthier.
Indépendamment de toute considération proprement religieuse, ces ouvrages se lisent comme des romans d'aventure, que vous ne laisserez pas avant d'en avoir lu la dernière page. Ce sont aussi d'intéressantes sources de documentation sur la Corée du 19ème siècle et sur la façon dont ce pays, justement parqu'il était le "royaume ermite", fermé, hermétique autant qu'érémitique, excitait la curiosité et la passion de nos compatriotes, comme al mention "Terra Incognita" faisait rêver René Caillié sur les cartes d'Afrique.
Ces ouvrages montrent aussi avec force, et parfois cruauté, l'emprise de ce qui, à l'évidence, constitue encore non pas vraiment la religion, mais plus exactement la philosophie sociale dominante de la Corée, c'est à dire le confucianisme. Cette sorte de morale saociale est née en Chine, dans l'immense Chine toujours en ébullition pour lutter contre les tendances centrifuges des sujets de l'Empire. Mais elle ne pouvait jamais pleinement réussir dans un emlpire aussi gigantesque et aussi hétérogène que l'Empire Céleste.
En Corée au contraire, péninsule aux dimensions modestes et géographiquement très isolée, le conficianisme a véritablement investi la société à tous les niveaux.
Calquée sur la cour de Pékin, la cour de Séoul était beaucoup plus obéie de ses sujets. Toute la société était parfaitement homogène, comme la race coréenne du Yalou à Cheju, deux éléments qui nous distinguent Français et Coréens : nous, nous sommes une Nation, une culture mais pas une ethnie. Les Coréens sont une Nation, une culture et aussi une ethnie. Ler confucianisme s'y trouve à l'aise, mais il y avait là pour la nation un danger opposé à celui qui menace la France : une tendance à la fermeture sur soi qui a coûté si cher à la Corée. La Chine, puis le Japon ont su cruellement en profiter pour lui imposer leur loi pendant près d'un siècle.
Un ami français, à qui j'essayais d'expliquer le système confucéen, en soit très beau, et qui, à certains égards, se rapproche de notre ancien code de chevalerie, le résumait sommairement ainsi : "bref, il vaut mieux être riche que pauvre, vieux que jeune, bien portant plutôt que malade, sinon, on est marqué par le doigt d'en haut".
C'était assez injuste, mais il est vrai que la pesanteur des relations de type confucéen est l'un des aspects de la mentalité coréenne que nos compatriotes ont le plus de mal à assimiler.
Chez nous aussi, bien sûr, il existe des hiérarchies.Elles sont plus marquées, par exemple, que dans le monde anglo-saxon. On s'appelle "Monsieur le directeur", on distingue le tutoiement du vouvoiement. Mais en Confucianie, cette hiérarchie est beaucoup plus sacralisée.
Pour ma part, je ne pouvais guère m'en plaindre : on me donnait du "Monsieur le Directeur", ou "Monsieur le Professeur" (Song saengnim) . Pourtant nous n'étions pas toujours à la fête. Je voudrais ici, puisque c'est sans doute le point d'achoppement principal entre nos mentalités, citer deux anecdotes révélatrices de nos différences d'approche dans les rapports humains.
Tout Song saengnim que je fusse, j'ai dû quelquefois en rabattre. Devant discuter au téléphone avec un fonctionnaire de haut rang d'une importante affaire bilatérale touchant aux échanges d'étudiants, je défendais mon point de vue avec quelque véhémence. Comme je ne cèdais pas, l'intéressé, excédé, finit par me dire : "pour qui vous prenez vous ? l'ambassadeur ?" Je me tins pour dit, mais que d'occasions, de contacts manqués !
Plus drôle : visitant le chantier de construction d'une usine commandée à une entreprise française, je trouve le chef français du chantier très préoccupé. Son homologue coréen était en déplacement à l'étranger. Or l'équipe chargée du gros uvre de maçonnerie faisait fausse route : fautes d'instructions assez précises, elle bétonnait irrémédiablement la voie d'accès à ce qui devait abriter, plus tard, les organes vitaux de l'installation. Depuis trois jours, par collaborateurs coréens interposés, il s'efforçait de faire arrêter d'inutiles et périlleux travaux, qu'il faudrait inéluctablement démolir. Mais rien n'y faisait. Faute de contact avec sa chaîne de commandement, le contremaître, souriant, continuait imperturbablement son travail de Pénélope, ou plutôt de Sisyphe, à l'évidence absurde. Ce défaut de communication a coûté plusieurs semaines de retard à l'ouvrage qui fut corrigé dès le retour du patron coréen.
Je ne sais comment ce genre d'incident de parcours se serait réglé dans le cadre d'une coopération franco-française ou coréo-coréenne, mais je crois qu'une sorte de disjoncteur aurait opéré.
En France, en Europe, encore plus en Amérique, un sous-lieutenant peut prendre une responsabilité d'officier supérieur pour autant qu'il en ait reçu mandat, fût-ce à titre provisoire, pour une opération précise.
Souvent, dans la minuscule mesure de mes compétences, sur un tel sujet précis, j'agissais en quelque sorte en plénipotentiaire, en "ambassadeur de France" avec beaucoup de guillemets. Mais aux yeux de mes partenaires "confucéens", je ne l'étais, bien sûr, en aucune manière. D'où les innombrables corvées que j'imposais à mon (vrai) ambassadeur pour officialiser les choses.
Comme dans tout l'Extrême-Orient confucéen, ce respect du grade, du titre, se manifeste dans l'usage généralisé des cartes de visite. Amis Français, n'allez jamais en Corée sans mille cartes de visite puisqu'on n'y peut, grammaticalement même, s'adresser à quelqu'un avant de savoir qui il est au juste et ce qu'il fait.
Cette pratique se répand désormais en France car elle est commode. Il n'empêche que nous nous identifions à notre fonction moins que les Coréens.
Pour sentir le force de cet impact confucéen sur la société et sur les mentalités, je conseillerais la lecture de l'ouvrage de Yi Mun-Yol "Notre héros défiguré", traduit pas Ch'oe Yun et Patrick Maurus dans l'excellente collection d'Actes Sud. On y voit la fascination qu'exerce le chef, de l'école à l'entreprise, par delà toute morale subjective.
Il serait cependant erroné de croire que la Corée se résume à ce confucianisme rigide qui fait qu'on ne s'adresse la parole qu'entre gens de son rang. Comme en Chine, cette discipline est inculquée, et non innée, car le tempérament coréen est naturellement plutôt rebelle, voire parfois enclin (comme chez nous peut-être) à un certain "laisser aller" optimiste. C'est ce que j'appelais parfois : "la philosophie du Kenchanayo", Kenchanayo qui veut dire : "ça va, ça ira, on va se débrouiller..." Ce n'est pas loin de notre système D.
Ô le supplice de directeur de Centre Culturel pris entre la troupe française en tournée s'excitant devant l'apparente impréparation du plateau et le régisseur coréen impavide ou parfois rouge d'agacement ! Kenchanayo ! Attendez donc l'heure H !
Je dois à l'honnêteté de dire que la confiance payait et que ça marchait ! C'était prêt à l'heure dite. Avant l'heure ce n'est pas l'heure, mais que de tension nerveuse, que de trésors de diplomatie pour calmer nos artistes français impatients et éviter l'irréparable devant leurs hôtes et organisateurs coréens. Ô Français si prompts à donner des leçons : apprenons un peu la modestie ! La gestion du temps n'est pas la même. L'ultime concentration mentale ou la mobilisation collective, extraordinairement efficace, au moment nécessaire, fait que tout est finalement prêt à temps : Kenchanayo ! Le temps coréen n'est pas le temps français. Il y a des minutes de mille secondes et des minutes de trois secondes, ce qui était déjà une évidence pour Bergson...
Il y a aussi en Corée, pour tempérer l'apparente dictature du confucianisme, la forte présence du chamanisme. La Corée est sans doute le pays d'Asie où celui-ci est resté le plus vivace, puisque ni le boudhisme ni le christianisme (du moins pas encore) n'y étaient assez forts pour le tenir en lisière comme pratique païenne ou plus ou moins liée à la sorcellerie. C'est très officiellement qu'on vous convie à vous incliner devant une tête de cochon à l'occasion de l'inauguration d'une entreprise, par exemple. Tout le monde, à peu près sans exception, a recours à une chamane après un deuil ou en cas d'hésitation devant une décision familiale grave. C'est finalement sympathique.
Alexandre Guillemoz a bien décrit ce chamanisme coréen qui nous fait penser à ce que devaient être nos villages gaulois d'avant la christianisation. Le maintien de ces pratiques, malgré la bétonisation rampante, me paraît assurée et je m'en réjouis. C'est en Corée que viennent les chercheurs du monde entier étudier les manifestations quotidiennes de ce rapport magique avec les éléments et les esprits, fortement réprimées (comme le confucianisme rituel lui aussi) en Chine et en Asie du Nord. En Corée, il s'affiche à ciel ouvert, et c'était un plaisir, le dimanche matin, quand je courais dans les bois de Namsan, d'entendre le gong des mudangs auprès des sources. Elles sont à leur manière, l'âme de la Corée immuable, qui vit comme les sources souterraines, malgré les oripeaux successifs de la surface.
La Corée, de par son long enfermement, nocif à bein des égards, aura su ainsi, comme diraient les antiquaires, "rester dans son jus" et atteindre dans la défense de son identité le point de non retour. À beaucoup d'égards, cela la rend aussi atypique dans la zone. Pourtant, les Coréens doivent rester vigilants. La modernisation de Séoul sous le béton incontrôlé témoigne des ravages, constatés partout dans le monde, d'un modernisme échevelé. C'est ainsi que des quartiers merveilleux au nord de la ville risquent d'être prochainement voués aux bulldozers. Il n'empêche que mes supplications d'occidental énervaient souvent mes amis coréens, qui semblaient croire que nous autres occidentaux préférions une Corée arriérée. Bien sûr, ces quartiers doivent être assainis, équipés du confort moderne, mais c'est possible sans détruire la merveilleuse architecture des vieilles demeures ni l'entrelacs si poétique des ruelles anciennes. Nous avons eu ce problème en France dans les viaux quartiers et nous y sommes, malgré quelques crimes contre l'art et la mémoire des lieux, globalement parvenus. Mais tout va si vite en Corée (Kenchanayo !) dans ce pays longtemps hors du temps qui veut rattraper le temps perdu, que je me désolais souvent de voir que nos erreurs d'Européens étaient reproduites en matière d'urbanisme et de construction, avec un enthousiasme ravageur.
J'ai fait quelques conférences (très applaudies) sur ce sujet brûlant de la conservation de l'environnement et du patrimoine, mais j'ai quelques doutes sur l'efficacité de mes homélies. Globalement cependant, j'ai trouvé qu'il était en Corée plus facile qu'ailleurs en Asie de faire, si j'ose dire, "passer le message de la France". Certes, Confucius, nous avait là aussi, quelque tort en nous étiquetant par avance. La France, c'est bien connu, c'est le pays du vin et des parfums, de l'art de vivre, de l'élégance... Je ne renie aucunement cette fort belle image, qui est justifiée et que nous devons perpétuer.
Cependant, la contrepartie de ceci c'est qu' a contrario dans l'Asie confucéenne comme dans le monde anglo-saxon, nous ne pouvons donc être, étant de l'ordre de l'art, le pays de la technique, de la science, des choses sérieuses.
Or, si justement : nous sommes les deux. Je me souviens de cette autre conversation entre un haut fonctionnaire du Waembu et notre ambassadeur, venu éclaircir un point du litige : "Ah ! disait le haut fonctionnaire, la France est le pays de la culture. Mon fils vient de partir aux États-Unis, mais j'ai insisté pour que ma fille apprenne le français !" . "Pourquoi pas l'inverse ?" demanda cruellement l'ambassadeur.
Il n'empêche, Cette image de beau pays femelle nous handicape en Corée un peu moins qu'ailleurs.
En effet, la situation historique et géographique de chacun de nos deux pays nous permet de nous comprendre mieux que d'autres partenaires. Considèrez la carte et l'histoire : nous avons vocation à être des pays centraux. Mais souvent, cette vocation a été contrariée par de puissants empires voisins : chinois, japonais et, pour un temps, russe pour la Corée ; espagnol, allemand, britannique pour la France. Le roi de France se voulait "empereur en son royaume", et le roi de Corée, en se claquemurant comme il pouvait dans son "royaume ermite" poursuivait le même but de farouche indépendance.
La France et la Corée ont, l'une et l'autre, été le pont par lequel les fécondes cosmogénèses du continent (chinois, ou gréco-latin) ont transité vers les archipels voisins : christianisme ou boudhisme, poterie (pour la Corée) architectures romane et gothique (pour la France), sans compter les innombrables apports linguistiques et technologiques.
Mais un lieu de transit est par nature menacé et Coréens comme Français ont payé cette position centrale d'une histoire tourmentée faite de ravages et d'invasions.
Les Coréens, dont l'image n'était pas claire dans l'esprit des étrangers, comprennent bien la volonté têtue des Français d'être maître de leur propre image et leur refus buté, je dirais "gaullien", de se laisser enfermer dans des clichés commodes et un peu condescendants qui servent nos concurrents.
Ce n'est donc pas un hasard si, dans les années 80, le gouvernement coréen avait vu en la France, sinon un "allié de revers" du moins la puissance capable d'apporter au développement de la Corée une contribution originale, entre ses deux partenaires obligés : le puissant voisin japonais et l'allié américain garant de sa sécurité. Puissance moyenne, nous n'étions pas inquiétants. Nous avions une langue et une culture originales, en même temps mondiales, qui ouvraient des portes dans le Tiers Monde, et dont nous étions jaloux comme la Corée l'est des siennes.
C'est ainsi -qui le sait en France ?- que la Corée est devenu le pays d'Asie où, (Viêt-nam excepté, qui est un cas hitorique à part) on enseigne le plus le français tant dans les lycées (avec 500 000 apprenants) que dans les universités (avec près de 22000 étudiants dans près de 70 départements).
Ces semailles ont, je crois, porté quelques moissons. La connaissance réciproque de nos deux pays s'est, grâce à l'action parallèle du Centre Culturel Coréen de Paris, très considérablement améliorée. Il y a plus de 10 000 résidents coréens en région parisienne, dont beaucoup sont venus étudier. Les Français sont, de nos jours, moins rares qu'avant à Séoul. Quand on voit un car d'Asiatiques devant Notre-Dame on ne dit plus systèmatiquement : "Tiens, des Japonais" et on entend de plus en plus souvent : "des Japonais ou des Coréens, je ne sais pas..." Bref, nos regards commencent à se croiser, les mariages mixtes n'étonnent plus personne.
Peut-être nos centres culturels sont-ils en train de gagner la guerre des curs...
Jean HOURCADE est aussi l'auteur d'un passionnant ouvrage intitulé "Le français... les Français et les autres" témoignant avec humour et érudition de son expérience à l'étranger, aux avant-postes de la francophonie.Éditions SIDES, 7 rue du Hoggar ZI de Courtabuf - BP 128 91944 LES ULIS Tél. 0 169 072 446
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