"À la découverte d'une Corée plurielle"

Un article de Philippe PONS , Le Monde des Livres, "Le Monde" 30 mai 2002

Hors de ses déchirements politiques nés de la guerre froide ou de ses exploits économiques, connaît-on vraiment ce pays qui, avec le Japon, accueillit la Coupe du monde de football? De la géopolitique à la littérature, plusieurs ouvrages permettent de dépasser une vision par trop réductrice.

CORÉE, AU CŒUR DE LA NOUVELLE ASIE de Karoline Postel-Vinay. Flammarion, 318 p., 10 € .
PASSEPORT POUR SÉOUL, visite et aperçu littéraire de Patrick Maurus. Actes Sud, 300 p., 18,90€ .
CHO DONG-IL Histoire de la littérature coréenne des origines à 1919 de Daniel Bouchez. Fayard, 424 p., 35€
LES CAHIERS DE LA CORÉE N°4 . En vente à Séoul  cahiers de coree@yahoo.fr 

L'image à l'étranger de la Corée du Sud, hôte avec le Japon du Mondial 2002, a été faussée par ses drames (guerre fratricide, division héritée de la guerre froide, dictatures et répression) comme par ses prouesses économiques (en ruine à la fin des années 1950, ce pays est aujourd'hui membre de l'OCDE). Du côté officiel, c'est la Corée éternelle, celle des céladons, de la danse masquée, des "cinq mille ans d'histoire". De l'autre, le "petit Dragon" arc-bouté sur la croissance, les conglomérats, la contestation, la crise financière de 1997. La Corée se réduit-elle à cela? Qui sont les Coréens? Comment vivent-ils? Longtemps, ce pays a fait en France l'objet de recherches de la part de spécialistes dont les travaux de haute tenue restaient de diffusion confidentielle ou réduite par les médias à ses travers ou à ses succès. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, où des chercheurs qui parlent la langue et connaissent l'histoire et la société de ce pays ont le mérite de faire le pont entre le travail académique et la vulgarisation de qualité. En littérature également, un important travail de traduction, commencé il y a une dizaine d'années, porte ses fruits.

 

Il manque encore en France des politologues sur la Corée. Aussi, le livre de Karoline Postel-Vinay, qui n'est pas coréanologue mais spécialiste de l'Asie orientale avec une dominante japonaise, comble-t-il une lacune de l'analyse géopolitique régionale en concentrant sa réflexion sur l'enjeu que constitue la péninsule coréenne dans les équilibres majeurs entre Chine, Etats-Unis et Japon. Replaçant le "nœud" coréen dans un contexte historique, l'auteur montre que tout rapprochement entre les deux Corées, dernier vestige du conflit bipolaire, entraîne une recomposition des équilibres régionaux et un ébranlement de la pax americana que Washington fait régner dans cette partie du monde. Une régionalisation est-asiatique qui suppose une gestion commune de la mémoire se heurte certes encore à des logiques nationalistes. Mais combien de temps survivra un axe américain qui vise à contenir la Chine ? L'Europe a-t-elle un rôle à jouer dans un nouvel ordre en Asie orientale ? Autant de questions auxquelles cherche à répondre l'auteur.

 

Historien de la littérature et traducteur, Patrick Maurus(*) fait, quant à lui, découvrir Séoul à travers des textes littéraires. Comment les Séouliens vivent-ils leur ville, flaque urbaine a priori "inhumaine" où s'est agglutiné plus d'un quart de la population du pays? L'approche est subjective - y compris celle de Patrick Maurus qui, dans une introduction en forme de promenade, évite l'écueil de l'énumération pour inciter à la déambulation anthropologique. Il n'y a pas de vraie Séoul à découvrir derrière un gratte-ciel, écrit-il : Séoul est gigantesque et ce gigantisme fait partie de son identité, mais "il y a à la fois dans Séoul une agglomération et une cité". La première est tentaculaire, la seconde, dont le plan est caché, parfois effacé par la " rage bétonneuse" , est à retrouver au fil des pas. Comme Tokyo, cette ville en perpétuel changement, se vit dans le détail, dans les failles, dans les interstices, dans ce constant passage de l'intime du quartier à l'anonymat de la mégalopole. Aux évocations du Séoul historique, et notamment un beau texte des années 1920 de Hyon Chin-gon sur l'alcool, s'ajoutent ceux d'écrivains contemporains dont plusieurs romancières, comme Ch'oe Yun qui offre une jolie promenade dans les ruelles de l'enfance, et des poèmes de Ch'oe Sungho qui a fait de Séoul une source de mythologie urbaine.

(*) Patrick MAURUS est actuellement Attaché Culturel près l'Ambassade de France à Séoul

 

ÉCLAIRAGES MULTIPLES

 L'approche éclatée, subjective est aussi celle d'un petit groupe de spécialistes français de la Corée, de chercheurs et d'artistes coréens réunis autour de Frédéric Boulesteix et d'Yves Millet, qui publie depuis quatre ans à Séoul Les Cahiers de la Corée (cahiersdecoree@yahoo.fr). Une revue passionnante par la diversité des points de vue et des approches dans le fond comme dans le style. Portraits, itinéraires, témoignages, récits de voyageurs d'autrefois, regards de Coréens de l'étranger et sur l'étranger : Les Cahiers brassent large. Publication inégale ? Peut-être, mais riche précisément par ces éclairages sur la Corée là où on ne l'attend pas. Cette Corée enfin vivante, on la trouve aussi dans le guide touristique Petit Futé Corée. Un ouvrage qui tranche avec beaucoup de publications du genre. Son auteur, Benjamin Joineau, qui est aussi un des animateurs des Cahiers, traducteur et anthropologue travaillant sur l'imaginaire coréen, a fait un remarquable travail de vulgarisation dans le meilleur sens du terme. La Corée des Coréens a aussi été décrite avec allant par Juliette Morillot, également spécialiste du pays, dans La Corée, chamanes, montagnes et gratte-ciel (Autrement, 1998). Signalons enfin un récit de voyage accompagné d'un atlas géo-historique qui peut être une introduction non conventionnelle au pays : Made In Korea, nouveaux récits de Corée du sud, de Frédéric Barbe (L'Atalante)

 

Cette coréanologie visant un grand public non spécialiste mais curieux est complétée par des travaux plus académiques pour le lecteur "alléché" désirant aller plus loin. C'est le cas de la revue Tan'gun (distribuée par la Librairie-galerie Racine) dirigée par Patrick Maurus, qui cherche à démonter les représentations coréennes tant dans la péninsule qu'à l'étranger. La volumineuse Histoire de la littérature coréenne de Cho Dong-il et Daniel Bouchez, comble, pour sa part, une autre lacune dans la connaissance académique de la Corée en France : il existait certes des livres sur l'histoire de la péninsule (telle que La Grande Histoire de la Corée d'André Fabre, Asiathèque) mais non sur sa littérature. Adaptation en français d'un ouvrage en quatre tomes publié en coréen, L'Histoire de la littérature coréenne traite de ce qu'il est convenu d'appeler la littérature classique. Elle s'arrête en 1919, c'est-à-dire aux manifestations en faveur de l'indépendance du joug japonais qui ne s'achèvera qu'en 1945 avec la défaite de l'empire nippon.

 En dépit de l'invention au XVe siècle d'un alphabet autonome (hangul) destiné à rendre les sons coréens sans passer par les idéogrammes chinois, il faudra attendre deux siècles avant qu'apparaisse une littérature d'agrément, dégagée des critères esthétiques et de la dignité morale qui tendaient à faire de l'écrit le "véhicule de la Voie". Longtemps, l'utilisation de l'alphabet fut assimilée à une littérature de gynécée et ignorée par les lettrés qui écrivaient en chinois classique, poursuivant une tradition millénaire. C'est à partir du XVIIIe siècle que commence à apparaître une littérature en coréen et que le roman va s'imposer, entamant progressivement la suprématie de la poésie. A la fin du XIXe siècle, avec les menaces étrangères, l'alphabet national deviendra une arme de résistance. 

Ouvrage destiné à ceux qui s'intéressent à la littérature de l'Extrême-Orient, mais pensé et conçu pour permettre à des lecteurs non initiés d'entrer facilement dans le texte, cette Histoire de la littérature coréenne s'adresse aussi aux comparatistes qui y trouveront de précieux matériaux.

 

  Philippe Pons
  ARTICLE PARU DANS LE MONDE ÉDITION DU 31.05.02

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