Cahiers de Corée N°4 - Morceaux choisis (2)
Arômes de Laitaihan par Han Bi-ya
   

Han Bi-ya au hasard d'un de ses voyages rencontre Dip, une restauratrice vietnamienne avec trois enfants (des "Laitaihan"...) nés d'un père coréen pendant la guerre du Vietnam... Péripéties d'une vie dramatique.


Bizarrement, Hué ne m'excita pas vraiment, même s'il y avait beaucoup à voir: palais, temples, tombeaux et bâtiments anciens, nichés au cœur de ce qui avait été la capitale de la dernière dynastie vietnamienne. Il en était de même à Hoinan, ville qui n'a pas changé depuis cent ans, élégante mais surannée. Cependant la cité ne m'impressionnait pas vraiment malgré le beau paysage posé tout le long de la rivière, les riches maisons à la chinoise construites il y a deux-cents ans et les magnifiques temples que je découvrais avec mon vélo à un dollar la journée.

Pourquoi ? Pourquoi cela ne m'amuse pas ? Je réfléchis, je réalise qu'il y a une chose très importante qui manque lorsqu'on voyage au Vietnam : il est difficile de rencontrer des Vietnamiens. Je ne sais pas pourquoi il est interdit aux étrangers de loger chez l'habitant. Du coup, je ne rencontre que des touristes étrangers ou des employés qui travaillent dans le tourisme.

C'est le même phénomène que dans le monde entier : les mùarchands vietnamiens essayent de rançonner les touristes. Par conséquent, on devient plus vigilant et on ne peut pas être plus facilement ouvert pour nouer une relation plus personnelle. Comme il était difficile de rencontrer des habitants, j'étais impatiente de découvrir autre chose que des paysages ou des monuments, qu'on peut déjà voir dans des albums ou des cassettes video. J'étais inquiète, mais, enfin, je rencontrai une personne qui m'ôtait mon souci. C'était une ajumma vietnamienne vivant à Nazang, station balnéaire sur la côte centrale.

Là, par hasard, je vis lors d'une promenade à vélo le long de cette plage une enseigne écrite en coréen : "Arirang - restaurant coréen". L'écriture mal tracée attira mon attention même si pour moi, qui tente de voyager de manière économique, il n'était pas question de me rendre dans ce restaurant qui semblait cher. J'y suis entrée malgré tout en espèrant que je pourrai y trouver au moins des journaux ou des magazines coréens anciens et que je pourrai me renseigner sur le Vietnam dans ma langue.

"Bonjour !"
"Bonjour ! Bienvenue !"

Une femme d'une cinquantaine d'années, petite mais avec de grans yeux m'a saluée. Son accueil en coréen était assez correct. Pourtant c'était la seule phrase qu'elle pouvait dire.

"Enchantée. Je suis venue après avoir vu en passant votre enseigne en coréen."

"Oh, je parle très peu cette langue même si mon mari est coréen", m'a-t-elle répondu dans un anglais courant. Elle m'a dit que son mari était en Corée pour passer le Nouvel An Lunaire. Elle m'a invité à m'asseoir et m'a tout de suite apporté de l'eau fraîche. Après avoir bu, j'eus la grande joie de découvrir des produits coréens difficile à trouver au Vietnam comme le soju Jinro, les algues Yangbangim, des feuilles de sésame et des nouilles instantanées Simramyeon, dans le rayon sous la caisse.

Cette dame s'appelait Dip. Cette ajumma trapue et gentille s'est étonnée en apprenant que je faisais le tour du monde. Elle m'a alors posé tout un tas de questions : pourquoi voyagez vous ? Où êtes-vous déjà allée ? N'est-il pas dangereux de voyager toute seule en tant que femme ?

Tout à coup, elle a arrêté de me poser des questions sur mon voyage : "Oh là là, j'ai oublié de vous demander si vous aviez déjà déjeuné." Si elle avait eu les cheveux frisés, elle aurait été exactement semblable à une ajumma coréenne..

Elle m'a dit qu'aujourd'hui, le 15 janvier au calendrier lunaire, était le jour où les Vietnmiens allaient au temple le soir afin de prier pour la prospérité. Elle m'a proposé d'y aller ensemble si je ne voulais pas avoir de problèmes lors du voyage, car il me faudrait la protection du Boudha.

À partir de ce moment, pendant tout mon séjour à Nazang, je suis restée chez elle, partageant son temps, sauf le jour où je suis allée à la mer pour faire de la plongée. Elle m'a raconté, un soir, au bord de la mer, sous le vent tranquielle, les péripéties d'une vie dramatique comme si elle avait parlé de la vie d'une autre personne. Elle parlait calmement mais j'étais obligée plusieurs fois de tourner mon visage vers la mer pour cacher mes larmes.

Maintenant, elle vit tranquillement en tenant un restaurant coréen dans cette villégiature du bord de mer, mais elle fait partie des grandes victimes de la guerre du Vietnam. Sa famille était riche et avait du pouvoir. Plusieurs de ses membres étaient hauts fonctionnaires à l'époque du président Tieu. Comme elle parlait bien l'anglais, elle travaillait pour l'ambassade des États-Unis et elle a rencontré là-bas son mari coréen qui travaillait comme interprète en français et en anglais.

Ils eurent le coup de foudre l'un pour l'autre et se sont aimés. Malgré les objections de sa famille, peu désireuse de donner une fille unique à un étranger, ils se marièrent en 1969. Ils vécurent très heureux avec leurs trois enfants avant l'effondrement de Saïgon en 1975. Si son mari était resté au Vietnam, il aurait été éxécuté par les communistes. Il est donc rentré en Corée au moment où son dernier enfant venait tout juste de célébrer son premier anniversaire.

Juste après l'installation du gouvernement communiste à Saïgon, elle a été expulsée avec ses trois enfants. En effet elle était originaire d'une famille riche qui avait travaillé pour le gouvernement de Tieu, et, de plus, avait ensuite travaillé pour l'ambassade des États-Unis pendant la guerre. Par ailleurs, elle était avec un Coréen, un ennemi du nouveau pouvoir. Elle a donc été considérée comme ennemie du peuple et a été envoyée dans le camp de concentration le plus éloigné. Plus de dix maisons héritées de ses parents et les biens accumulés par sa famille ont été confisqués, elle a dû partir avec son dernier né dans les bras, en tenant par la main ses autres enfants. En vendant l'or qu'elle avait caché, elle a essayé treize fois de s'enfuir du Vietnam en bateau, mais chaque fois ses tentatives se sont soldées par un échec. Heureusement, ni elle, ni ses enfants, n'ont jamais été blessés. Au bout d'un moment ils n'ont plus eu d'argent. Ils en sont arrivés à vendre les vêtements qu'ils portaient pour survivre. C'était le cercle vicieux de la famine et de la misère.

Elle a ainsi souffert d'une vie misérable pendant plus de dix ans, puis a réussi a ouvrir ce restaurant de nouilles qu'elle tient depuis dix ans. Elle a ainsi pu gagner sa vie. Travaillant en serrant les dents, elle a pu financer les études de ses enfants. Grâce à ses économies, elle n'a plus de difficultés financières.

Un jour, elle a pu trouver son mari coréen dont elle n'avait jamais reçu de nouvelles depuis dix-huit ans. L'histoire de leurs retrouvailles est incroyable. La chaîne de télévision SBS, programma un documentaires "Arômes de Laitaihan", parlant des enfants nés de pères coréens et de mères vietnamiennes. Les journalistes de la chaîne eurent un entretien avec une proche de Dip. Cette dernière exprima son sentiment devant la caméra: "Il m'est difficile de survivre. Je dois retrouver mon mari coréen pour qu'il m'aide." Dip, qui était à côté, la critiqua: "On a bien élevé nos enfants sans mari et malgré la pauvreté. Alors qu'est-ce que vous racontez ? Vous n'avez pas honte de dire cela en tant que Vietnamienne ?"

Elle continua devant le journaliste qui lui tendait le micro:

"Cela fait déjà deux ans que le Vietnam a normalisé ses relations avec la Corée du Sud et que l'on peut reprendre contact. Pourtant, mon mari ne m'a jamais donné aucun signe de vie, je pense qu'il est mort. Oui, je préfère penser qu'il est mort. Même s'il est vivant, il est mort pour nous, car son cœur est déjà loin d'ici."

Puis elle ajouta: "Ce dont nous avons besoin, ce n'est pas d'une aide financière. C'est de l'intérêt et de l'action du gouvernement coréen vis à vis des Laitaihan. Non seulement ils ne peuvent pas recevoir une bonne éducation, mais ils sont également privés d'un certain nombre d'opportunités car ils ont du sang coréen. Malgré les difficultés, nous, Vietnamiennes, les avons bien élevés jusqu'à présent. Maintenant c'et au tour de la Corée. Elle doit les aider à réussir leur vie."

Par hasard, son mari vit ce reportage à la télévision en Corée. Il vint au Vietnam une semaine après sa diffusion pour retrouver son épouse.Voilà des retrouvailles qui furent dramatiques ! Évidemment, son mari s'était remarié avec une Coréenne après son retour au pays. Mais désormais il peut venir au Vietnam lorsqu'il le souhaite, grâce au consentement de sa seconde épouse.

"Bien sûr, je suis sa première femme puisque je me suis mariée avec lui avant elle. Mais je n'exige pas que mon mari reste seulement avec moi. Tout peut arriver pendant les périodes troublées. Je ne veux pas que nous soyons toutes deux tristes. Si je peux, je veux bien continuer à jouer le rôle tragique que j'ai joué jusqu'à présent."

Elle ne montrait ni regret ni mécontement. La vague très violente de son destin l'avait amenée jusque là. Elle l'avait accepté, avec sérénité mais aussi avec courage.

L'histoire de Dip n'est pas un mélodrame qui peut nous faire pleurer sans raison. Sa vie ressemble plutôt à un reportage, un documentaire nous incitant à réfléchir. Elle m'a appris qu'on devait toujours faire de son mieux. À travers ses différentes expériences, elle a évoqué les moments pendant lesquels on doit surmonter des difficultés en serrant les poings. Je trouvais vraiment dommage d'être la seule à connaître son histoire. Mais je ne pouvais raconter sa vie dans mon livre sans autorisation. C'est parce que nous étions devenues très intimes, qu'elle m'a parlé d'elle. J'hésitais à lui demander cette faveur.

En la fréquentant régulièrement, elle m'a appris à cuisiner ce qu'elle préparait depuis vingt ans. J'ai pu apprendre ainsi à sélectionner des ingrédients et à cuisiner les nouilles Hutiéou que les Vietnamiens prennent en général au petit-déjeuner. Elle m'a fait des compliments. Elle m'a même proposé de travailler en tant qu'assistante chef dans son restaurant et d'accueillir les clients pendant l'été au lieu de voyager.

Lorsqu'un jour un groupe de Coréens est venu, j'ai préparé la sauce pour le poisson cru et autres plats à partir d'herbes potagères en mettant beaucoup d'ail et du poireau. Les Coréens m'ont reconnue et m'ont demandé de leur serrer la main.Dip était très surprise de la réaction des gens et m'a demandé comment ils me connaissaient. Parmi eux, un monsieur qui avait la parole facile, a répondu.

"Han Bi-yo, elle est très connue en Corée."

Dip m'a regardée,très étonnée. Elle m'a demandé si je n'étais pas plus écrivain que voyageuse...

"Ah, écrivain... J'ai fait l'erreur de lui demander de travailler pour le restaurant" s'est-elle dit. Elle m'a regardée avec respect comme si elle avait bien compris qui j'étais. Moi écrivain ? Je n'ai écrit que deux livres et encore par hasard...

"Dip, je peux écrire votre histoire dans mon prochain livre ? Ce serait dommage de la garder pour moi seule. Ça ne vous dérangerait pas ?" Elle était gênée. Sans attendre sa réponse, je l'ai remercié d'avance. Dans la confusion du moment, Dip me donna son autorisation devant les témoins coréens.

"La guerre perdue, honteuse et à laquelle personne ne veut penser" : ce sont les expressions qu'on utilise maintenant pour la guerre du Vietnam, autrefois appelée, au nom de la justice "Défense de la liberté" . Quel que soit son nom et les excuses qui ont suivi, ce conflit a fait beaucoup de victimes directes et indirectes comme Dip. La Corée, qui a participé à cette guerre est coupable mais aussi victime.

Je peux encore chanter, sans faute jusqu'à la fin, la chanson militaire de la troupe Maengho (tigre féroce) que je chantais souvent quand j'étais petite. "Pour les libertés et la réunification, vous défendez le pays. Vous vous êtes sacrifiés en son nom. C'est la troupe Maengho et ses soldats..."

Sans justification 320.000 soldats coréens et 40.000 travailleurs sont allés au Vietnam. Ils ont combattu face à un ennemi contre lequel ils n'avaient pas de haine.

Le nombre de jeunes Coréens qui ont donné leur vie très tôt dans ce pays lointain, a atteint les 5.000. Le nombre de blessés s'est élevé à 15.000. Par ailleurs, il y a des dizaines de milliers de victimes souffrant encore d'une maladie due aux herbicides.

Quand j'étais petite, je pensais que la Corée participait à la guerre du Vietnam pour assumer sa responsabilité: nous devions aider les Vietnamiens souffrant d'un régime communiste comme celui de la Corée du Nord et soutenir les soldats américains, avant-gardes de la liberté, puisque les États-Unis nous avaient aidé pendant la guerre de Corée. Après le lycée, j'ai lu "Logique de l'époque tourmentée", un livre du professeur Lee Yeong-hui. J'étais très surprise d'apprendre pour la première fois, que les Coréens avaient été manipulés pour la guerre du Vietnam. Quelle surprise et quel désarroi !

Plus tard, j'ai pu étudier la situation du Vietnam avant et après la guerre à travers le travail d'un ami qui avait été engagé dans les mouvements sociaux, Oh Sang-suk, journaliste au quotidien Hangyeore.

"Sais-tu que les incidents dans le Golfe du Tonkin qui ont mené les Américains à faire la guerre ont été organisés par eux-mêmes ? " Ainsi commença-t-il à m'explique la vérité sur la guerre du Vietnam. J'avais honte de mon manque de connaissance.

Alors, quel a été le résultat de cette guerre qui a exigé le sacrifice de tant de jeunes Coréens ? On a respecté la peomesse faite aux États-Unis et grâce à cette guerre, on a gagné quelques centaines de millions de dollars, qui ont servi à financer la construction de l'autoroute Séou-Busan. Voilà tout !

En même temps, les Laitaihan ont été largement abandonnés. Leur nombre s'élève à 30.000. Même si les liens du sang persistent, ils ont été abandonnés lâchement. On rend leur vie bien misérable. Espèrant toujours le retour de leur père ils connaissent surtout des difficultés. Que doit-on faire pour les Laitaihan qui souffrent dans l'ombre de l'histoire?

Je suis repartie le cœur lourd.

Texte traduit par Baek Hye-ri
Extrait de Baramui ttal, geoleoseo jigu se bakwiban , 1998

 


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