Cahiers de Corée N°4 - Morceaux choisis (5)Pertes et fracas Frédéric BOULESTEIX
... aux débuts peut-être un horizon tranché de montagnes... comme en plis superposés de failles... textures d'une terre encore vécue sans histoire... à l'ombre géologique des peurs et peut-être du tout premier savoir des vents et de l'eau... aux retranchements de ravines prises en chairs géologiques... pays roide à l'accent rude de ses paysages... crêtes foulées des rencontres claires et rapeuses du ciel... empreintes recluses... premiers chemins... comme taillés et que l'on retrouve, désormais, aux tranches dissimulées des ciments d'aujourd'hui... lignes isolées désolées... péninsulaires insolentes... seules à seules au plus sec et profond de leurs rides... au large des langueurs...
... puis à la filature des siècles, tôt sortant clair de ces fentes premières, un rapport cru au monde, tout autrement tissé... et l'arc de chasse y revient dans la pureté de son geste... dans sa légère tension... silence étendu surpris dans son instant... bref éclair nous frôlant dans l'encoche rude et vive de son présent... rapport sauvage enragé dans ses rapidités... en chevauchées... filant la hanche des vallons et l'échappée des cols... aux bruissements nomades effrayés des nuages... terre-histoire soudain qui se décline... non point tant territoire se donnant qu'aride et pris en corps à corps... à lui-même... enlevé au bandage des cordes tendues... au sifflement des flèches... à la sueur des chevaux... ces peintures sur la pierre et aujourd'hui encore... aux murs gris de la ville... témoignages empruntés aux hasards imprimés des parcours... pour ceux qui savent attendre de la marche l'infini des possibles se donnant aux regards...
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... et prenante par la suite... oh combien captivante !... terre vive avide à l'entre-deux magique ou tragique du signe... d'abord dans le bois des prières j'imagine, gravé, creusé... puis pour longtemps sédentaire... et tranchant... signifiant pris soulevé du sol et taillé à la main... rencontré au plus profond de la courbe des corps... dans leurs traces... caractères figures... danses éclatées d'à-coups de lames... de tout leur long dans le large des fibres... traits forts comme pleins et déliés physiques au plus mouvant de l'essence intime des choses qui doivent être dites... aux lignes qui doivent sans attendre nous dire... puis s'éclipser...
et encore de nos jours... à l'évidé des nuds de la ville... replis froids aux encres des cheminements liés à l'art de l'épissoir... nos yeux les recherchant... glissant au libre de leurs mailles... le regards pris aux échardes... émaux écaillés noirs, sur fond blanc d'escapade... prenant sur eux-mêmes le geste du pinceau... sa forme presque... mais cette fragilité de toujours fascinante... à en être épuisante... car tant de force dans cet art libéré transfiguré des signes qui s'éprouvent comme à la serpe sur le blanc initial... chevauchant aux marges tramées de l'espace tout autant que du temps...
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... moments du dire de plus en plus effilés... échappés aux bois et à la pierre... lignes en fuite au loin des livres et des lieux saints... des lectures par trop posées qu'ils imposent... syllabes tout simplement flottantes: dévoilées, froissées puis envolées... plis d'implosion à la rencontre de l'air... mais aussi enlevés transparents aux vitres des mouvements rèches et diffus de nos plus longues courses... dans cette ville où l'on aime depuis toujours s'étonner de leur ombre... de la terre jusqu'au ciel... ployée et déployée... entre les racines anciennes de notre insistance s'imprimant aussitôt sur leur vide... à l'autre monde de nos éclipses... au sein des longs silences... en nuées et mirages posés à l'envers des images... le bus et son déplacement comme moment intime et ultime de notre dispersion et par-là d'une médiation nouvelle à la ville... redevenue possible... mais comme en dérapage...
... puis ailleurs ces signes liés aux corps... qui leur sont délivrés... autour d'eux dirions-nous... mais pris comme en dedans... leurs élans, leur attente... au repos si soudain se signalent et s'imposent... gris s'effritent... puis la ville aux manières décalquées et maniaques... nous renvoyant dans la saisie de nos errances ces êtres en absence tout autant que présents...
... intimement et crus... à chaque instant... nos rêves nous le savons désormais nous entourent... mais nous ne pouvons plus les voir dans les rythmes qui nous prennent et que l'il ne sait plus suivre... où l'il très certainement ne sait plus rien nous dire d'un nous-mêmes assoupli...
... ici, pourtant, nous avons retrouvé les uns dévorant les autres les moindres de nos rêves... jusqu'à ceux affamés sans tendresse de la petite enfance (sorcières des escaliers, mutisme des noyades)... et chaque jour c'est en eux que nous nous plongeons et nous affrontons dans la lumière ou sous la pluie... plus tard nous effondrons... qui viennent rapides ou nous souviennent plus lentement...
... nous savons aussi jouir à nous en saouler de l'air devenu si pur après les remontées qui suivent ces rencontres... les plis de ces plongées...
... où alors, parfois, la fascination qu'imposent ces autres songes... icônes entre la légèreté dévoilée et la transparence... ces êtres entre-deux... tapis... délavés aux canevas des murs... fragments fragiles et muets de regards pris dans le plein des matières du ciment... toujours vieillis de soleil et de pluies... comme une peau de silence... derme pulpe à l'instance des rues... comme si se retrouvait ici, plus fine, toute l'histoire des souffrances et des joies de cette terre... le retour à la fissure originelle... la nôtre sans doute aussi... l'empreinte ensuite et puis les signes... la présence fugace également... dans l'effacement de moments décharnés du passé...
... mais n'est-ce pas là, profond dans sa surface, que gît dans l'impermanent éclat qui lui donne sa force, le territoire où nous cherchons à nous souvenir en nous réconciliant... loin des folklores et des cultures... dans l'illade éphémère de ces yeux gris d'énergie reposée...
... mais qui savent nous croiser... et fuir là-bas si loin tout au dedans des nôtres... passant s'y délavant... puis dévalant qui s'en arrachent... partant ailleurs se laisser dériver...... et qui peu à peu tentent en effet des parcours autres... retrouvant en cela de nouveaux acharnements ou plus loin des fractures différentes... les nôtres, intimes... ou plus anciennes et plus profondes encore... celles de toujours... venues de partout... évocations anciennes et nostalgiques de vieux chamans... mais restant calmes par-delà les failles déplacées... si présentes, si prenantes... patinées imposées à l'instant fluide et futile par lequel on les croise... et qu'on n'oubliera pas...
... combien de temps passé debout seul à seul sur les trottoirs... les yeux dans les yeux... à regarder longuement le blanc de leurs bourrasques sans pouvoir vous en écarter...
... et puis ces autres qui vous reviennent aussi entre deux eaux... plus sauvages mais tout aussi pures...
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... car rarement vu finalement de regards aussi purs... une fois lavés par les pluies, les éclairs, les orages affrontant le vol des libellules... de regards vivant loin des froideurs du papier des revues et des salles combles... regards marqués sans plus aucun masque... que plus personne ne regarde justement... livrés en eux-mêmes à des yeux qu'ils ne jouent plus qu'entre eux... ne nous offrant que l'iIi'Orescapé de toutes leurs ruptures... se prenant, surpris, dans la texture de pores nouveaux... aux fibres de la ville...
... oui rarement vu de regards aussi durs... et si calmes pourtant... tout autant rudes et raffinés... posés dans le retour qu'ils nous offt-ent à la matière ancienne... première... s'imposant comme ailleurs s'imposa dans les arbres le sourire végétal et nuageux du chat de Chester... en d'autres temps... mais qui, aujourd'hui, peut encore penser à l'éternel de sa présence transparente... si loin du pays des merveilles... il faudrait en venir à écouter les murs... au moins tenter l'approche... rétablir, lent, l'art rêvé des murmures...
... et comme ces autres regards, contraires en apparence... vers lesquels ces chemins nous mènent tous un jour... regards de pierre et veille, derrière l'éclat des verres... donnés lavés aux rues... l'instant éternel offert aux secondes du passage... lèpre lichen usure, roulée par l'eau des vents... mais d'autrefois, si loin de là... puis ici retrouvée comme au hasard d'un échouage... au détours d'une marche... et cette brusquerie initiale... par-delà, si légère, la fermeture de leurs paupières, dans les vitrines... ... oui! comme ces regards proches... en un arrêt plus clair encore... au quotidien de nos trajets... sourire pur détaché attachant du Bouddha échappé à ses temples... sculpture d'oubli à nous offerte... car cette transparence, plus claire vraiment... qui nous propose quelque part les moyens de travailler à notre absence prochaine... tout en voulant tout vivre... le rêve ultime: être parfaitement là tout autant qu'en éclipse... jouir de la plénitude de l'un comme de l'autre...
... mais nous savons que par delà le curieux de ces rêves reposent d'autre part tout le furieux du monde...
... qu'il nous faudra un jour nous mettre à l'affronter...
... là le laisser nous tordre
... et nous savons aussi qu'au-delà des morsures, des bavures... à l'écaille des ratures... seuls vers l'âpre et grand blanc il faudra tout de même un jour nous disperser... les yeux emplis, fragiles, des milles et un moments de rêve retrouvés et volés au dehors...
... vivre n'est-ce pas après tout tenter de rencontrer au détour d'un trottoir... d'une image... la certitude du voyage prochain... puis en dépasser les douleurs... essayer au moins d'y parvenir... s'y construire...
... car nous savons aussi que tout cela... ici et maintenant comme ailleurs et avant... peut par le regard nous proposer un nouvel être au monde... dans sa disparition... dans notre éloignement... il suffit peut-être de comprendre qu'avant toute autre chose... il nous faut juste trouver des yeux la nouvelle étendue... les vieux songes qui nous y appellent... l'endroit où se poser au- delà de la fissure initiale... pour ensuite se perdre... et mieux se retrouver.. pour se revivre encore... s'inventer... s'inviter... dans l'instant regagné de l'immense plaisir de s'étirer au froissement de chacune des secondes de nos rencontres et de nos partages... dans l'histoire sans fin qui n'a encore jamais vraiment commencé de nos multiples vies... dans le défilé des images qui les ont croisées... aux dents dures des sutures en rumeurs... tout doucement dans le silence... en surfant lentement sur les vagues de l'absence et les bleus du souvenir...
Chongno, saison des pluies 2001
Frédéric BOULESTEIX
"Les Cahiers de Corée" cahiersdecoree@yahoo.fr - mars2002 - FRANCE CORÉE Léon C. Rochotte - décembre 2002 / janvier 2003
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