Les descendants de Caïn par Éric BIDET* Professeur au département de langue et littérature française de l'Université Hongik de Séoul
C'est à ce moment-là, en effet, qu'est amorcée la partition de la péninsule, inaugurant un processus irrévocable qui aboutira aux deux systèmes antagonistes que l'on connaît.
Traduit du coréen par Ko Kwang-Dan et Benjamin Joinau
Les descendants de Caïn, deuxième roman publié par Hwang Sun-won**, qui vient de paraître chez Zulma, a pour théâtre la Corée du Nord d'après la colonisation japonaise (1910-1945). Il s'agit d'un roman d'amour et d'un roman historique, nous dit la préface. l'histoire de Pak Hun, fils de noble, et de Ojang-nyeo, fille de son métayer, est effectivement une déclinaison du thème classique de l'amour contre-nature entre deux personnes de classes sociales différentes, thème déjà décliné dans Le chant de la fidèle Chun- hyang (Zulma, 1999). Mais, c'est un thème que l'on retrouve également dans la littérature occidentale et c'est ce qui contribue à l'universalité du livre de Hwang Sun- won. Son originalité réside dans cette dimension dramatique propre à la culture confucéenne, dans cette incapacité du héros confucéen à agir et déclarer ses sentiments, figé qu'il est dans un système de pensée et de règles sociales. " S'il déteste, s'il aime, qu'il le dise! Pourquoi ne pouvait-il adopter une attitude claire? " s'in- terroge ainsi Pak Hun à propos de lui-même (p. 172).
Mais, c'est peut-être davantage par son caractère historique que le roman de Hwang Sun- won est remarquable. Les années qui ont suivi la libération de l'occupation japonaise constituent l'un des moments-clés de l'histoire de la Corée moderne, peut-être même l'époque charnière, celle où s'est véritablement, décidé le sort du pays.
L'une des principales vertus du roman de Hwang Sun-won est de nous fournir une description minutieuse de la société nord-coréenne en cette période de transition. On y découvre que la dictature stalinienne fonctionne déjà très bien avec son cortège de purges, d'exécutions sommaires, de dénonciations, de faux procès, de tribunaux populaires manipulés, de jugements bâclés. On y découvre également des éléments d'une actualité encore étonnante cinquante ans après. Le discours de propagande récité par le Dr Kim (p. 58) pourrait ainsi être celui tenu aujourd'hui par les partisans d'une autre mondialisation, ce qui montre que, derrière l'idéologie, il y avait aussi des choses dignes d'intérêt. De même, à la description de cette Corée du Nord de la fin des années 40, on a presque l'impression de lire un compte rendu de la situation actuelle : une classe de privilégiés - hier les riches propriétaires terriens, aujourd'hui les apparatchicks du parti - et une population ayant, dans sa grande majorité, à peine de quoi manger à sa faim. On y découvre enfin une communauté paysanne aux abois, chacun s'efforçant de tirer au mieux son épingle du jeu, au prix parfois de pathétiques petits calculs, comme ces outils que chacun dérobe lors de l'expropriation d'un riche propriétaire (p. 129 et suivantes).
De cette période trouble où tout change très vite - " Vraiment, on avait le sentiment que le monde avait changé " (p. 83) -, le vieux Do-seop offre sans doute l'image la ptus détestable: celle d'un homme s'arrangeant toujours pour être du bon côté du manche, ne reculant devant aucun excès de zèle, d'abord pour corriger les paysans récalcitrants lorsqu'il est métayer, puis pour dénoncer et exproprier les propriétaires lorsque débute la réforme fon- cière. Mais, si on se résout finalement à le tuer, c'est plus pour le sauver de la folie, que pour le punir de ses trahisons. Car, comme le fait dire Hwang Sun-won à deux reprises à son personnage principal (pp. 70 et 106), "Ce n'est la faute de personne. Tout est la faute de cette époque".
Toute la complexité et l'ambiguïté de la question coréenne sont résumées dans cette image d'une Corée et de Coréens impuissants et victimes d'enjeux qui les dépassent. Une opinion attestée ensuite par certains travaux universitaires, comme ceux de Cumings (1) ou Henderson (2), soulignant le rôle ambigu des Etats-Unis vis-à-vis de la Corée du Sud, de la Chine et de l'URSS vis-à-vis de la Corée du Nord. C'est la conviction de cet assujettissement de l'individu à des puissances extérieures qui permet de comprendre pourquoi l'écrivain ne porte finalement un regard de haine ni sur les Nord- Coréens, ni sur l'ancien occupant japonais. Et c'est ce qui fait de lui ce que l'on pourrait appeler un écrivain humaniste, confiant dans les qualités intrinsèques de l'être humain, qu'il considère comme une victime des idéologies et des systèmes. Mais c'est également cette incapacité à réagir, cette indécision perpétuelle, posture typique du héros confucéen illustré ici par Pak Hun, qui explique, du moins en partie, l'impasse dans laquelle se trouve depuis cinquante ans la péninsule coréenne.
* Eric Bidet est également l'auteur d'un livre intitulé " La Corée. un pays, deux systèmes" (Le Monde Éditions, 1998).
**En 1991, "Culture Coréenne" avait déjà publié dans son no 28 une nouvelle de Hwang Sun-won intitulée" Les grues ", accompagnée d'une courte biographie de ce grand auteur coréen. Ont également été publiés dans notre revue, à ce jour. la nouvelle, " L'averse" (n° 35, 1993), ainsi qu'un article présentant le livre " La petite ourse " paru aux éditions Zulma (n° 47, 1997). Hwang Sun-won (1915-2000), est l'une des figures majeures de la littérature coréenne du XXe siècle.
1) Bruce Cumings, Korea's Place in the Sun, Norton, 1997.
2) Gregory Henderson, Korea, The Politics of the Vortex, Harvard University Press, 1968.
Extrait de la revue "Culture Coréenne" N°62 - Décembre 2002 Directeur de la publication: SOHN Woo-hyun Rédacteur en Chef: Georges ARSENIJEVIC Centre Culturel Coréen - Ambassade de Corée en France FRANCE-CORÉE - L.ROCHOTTE Février 2003
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