Histoire de la littérature coréenne
Des origines à 1919 par Cho Dong-il et Daniel Bouchez

Extrait de "Culture Coréenne" N° 61 - août 2002

PROPOS SUR LA LITTÉRATURE CORÉENNE À l'occasion de la parution de l'Histoire de la littérature coréenne des origines à 1919, par Cho Dong-il et Daniel Bouchez Par François MARTIN Directeur d'études à l'EPHE
.François Martin, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études (EPHE), est spécialiste de la poésie chinoise classique; il est dipl6mé de coréen et de japonais. Il a écrit plusieurs articles sur le problème de l'identité coréenne dans la poésie en chinois.

 

Les vitrines de nos libraires, de plus en plus accueillantes - et quoi de plus heureux? - au monde asiatique, s'or- nent depuis peu de temps d'un bel ouvrage dû à Cho Dong-il et Daniel Bouchez,

Histoire de la littérature coréenne des origines à 1919, libre adaptation par le second d'une monumentale Histoire générale de la littérature coréenne écrite en coréen par le premier, publié chez un de nos plus prestigieux édi- teurs, la maison Fayard.

On ne peut que s'en féliciter, car cette publication vient fort à propos. Déjà, de nombreuses œuvres coréennes nous sont accessibles en traduction. Pas assez, bien sûr, loin de là - et le manque est particulièrement sensible dans le domaine classique - mais combien plus, souvenons- nous en, qu'il y a seulement une dizaine d'années. Suffisamment en tout cas pour donner, non seulement au familier de la Corée, mais aussi au lecteur français moins averti mais curieux de cultures lointaines et naguère méconnues, et à qui peut-être le succès récent d'un film comme La chanteuse de p'ansori a pu laisser entrevoir l'existence en Corée d'une culture autre et fascinante, l'envie d'en savoir plus et de découvrir de la littérature coréenne plus que ces îlots encore dispersés. Encore lui fallait-il la carte et le sextant nécessaires pour s'aventurer dans les chenaux d'un archipel qui ne sort que lentement de la brume, chenaux que même le lecteur épris de modernité parcourra avec intérêt, heureux d'être éclairé sur le riche substrat dont est née la littérature coréenne moderne, dont l'enfantement, comme ce livre nous le rappelle, ne fut pas sans douleur.

Voilà donc notre guide paru et notre attente comblée. Car, d'emblée, nous sommes gâtés: la collaboration de MM. Cho Dong-il, professeur de littérature coréenne à l'Université de Séoul (mais aussi diplômé de langue française), grand spécialiste aussi bien de l'histoire littéraire coréenne que des problématiques générales de la littérature comparée et des rapports entre littérature savante et vernaculaire (un champ particulièrement fécond en Corée), et Daniel Bouchez, directeur de recherche au CNRS et dont on sait tout ce qu'il a fait pour diffuser chez nous la connaissance de la culture coréenne, a produit un maître ouvrage, destiné sans aucun doute à faire longtemps autorité.

Son épaisseur pourrait même surprendre le public non averti; eh quoi, dira-t-on, un si gros livre pour la seule littérature ancienne d'un pays si petit, et plus réputé pour ses voitures que pour sa culture! ? Mais on ne saurait en vouloir à l'ignorant qui ne l'est que par défaut d'information et c'est bien justement parce que ce livre fait tout pour remédier à cette ignorance qu'il faut en saluer la parution.

Un gros livre donc, car en Corée, en fait de littérature, il y aurait plutôt, comme le rappellent les auteurs dès la première page, pléthore de matière. En fait, on se convaincra vite à sa lecture que même ce travail important n'aurait encore pu rendre justice à un tel foisonnement, n'eut été le vigoureux art de la synthèse dont ils nous font ici la démonstration. Tout compte fait, la littérature coréenne a une ancienneté que lui envieraient la plupart des cul- tures développées; quant à son impressionnante production et à sa grande variété, elles sont encore augmentées, comme on le sait, par l'existence d'une double tradition: littérature d'expression chinoise et littérature d'expression coréenne.

C'est en particulier pour cette raison - mais il en est d'autres - que, plus encore peut-être que dans d'autres cultures, la connaissance de l'Histoire est indispensable à une pleine appréciation de l'histoire littéraire. Il fallait expliquer la genèse et l'évolution des genres, mais aussi rendre compte des différences culturelles régionales, des évolutions sociales déterminantes, relever les événements décisifs, évoquer les personnalités marquantes. Nos auteurs ont relevé le défi et ont su magistralement intégrer la littérature à la trame de l'Histoire. Que le lecteur soit donc assuré de faire une excellente affaire, puisqu'il trouvera dans ce livre, aussi bien qu'une histoire de la littérature coréenne, une " Histoire de la Corée par sa littérature" fort bien documentée, propre à satisfaire aussi bien le public général que les chercheurs des divers domaines de l'histoire culturelle. On appréciera ici à ce propos la présence d'un index fort complet, qui, en intégrant les caractères chinois (merci à l'éditeur !), aura en sus de sa commodité le mérite, immense à mes yeux, d'offrir un accès plus immédiat, plus familier, à ces lecteurs de plus en plus nombreux qui " tournent autour de la Corée " (je veux dire ceux qui, déjà familiers de la Chine ou du Japon, ne l'ont pas encore assez intégrée dans leur vision de l'Extrême-Orient), voire de les aider, mieux qu'un long discours ne saurait le faire, à réaliser qu'elle n'est pas une banlieue du monde qu'ils connaissent, mais qu'elle en participe de plein droit.

Vouloir résumer en quelques pages le contenu d'un ouvrage aussi riche serait se contraindre à dresser un catalogue de noms d'auteurs, de termes techniques, de titres d'ouvrages, au mieux à en abstraire un article de dictionnaire: gageure bien dépourvue d'intérêt. Je choisirai plutôt de tenter de dégager l'intrigue du récit. Car il n'y a pas en l'occurrence simple succession chronologique, ni même simple mécanisme évolutif, mais bien une intrigue, avec ses épisodes, ses rebondissements, son dénouement.

Comme le disent bien les auteurs dans les toutes dernières lignes, il fallait pour que naquît la littérature coréenne moderne, entre autres facteurs, "la fin de la diglossie et l'accès définitif de la langue vernaculaire au statut de seule langue écrite". Et c'est bien l'histoire de ce processus que l'on retrouve tout au long de l'ouvrage, avec ses mouvements de progression, ses phases de stagnation, ses drames. Ainsi se constitue une unité narrative que l'histoire d'une littérature en elle-même n'implique pas par définition. C'est du reste cette unité dramatique qui justifie une coupure aussi tardive que 1919, date choisie comme charnière entre un monde révolu et un monde nouveau.

"Fin de la diglossie et triomphe de la langue vernaculaire" : cela revient pour l'essentiel à une seule et même grande question, celle de la longue coexistence dans la littérature coréenne (comme d'ailleurs dans la japonaise et la vietnamienne) de deux langues d'expression: la langue nationale et la langue chinoise écrite. Non que l'émergence d'une littérature en langue vernaculaire n'ait fait problème en Chine elle-même, mais en Corée (comme au Japon ou au Vietnam), la question d'un double registre de la langue se doublait de la concurrence de la langue indigène parlée avec une langue de culture, étrangère certes mais revêtue d'un prestige immense.

En fait, il me semble que la comparaison que l'on manque rarement de faire entre le statut culturel de la langue chinoise en Extrême-Orient et celui du latin en Occident trouve très vite ses limites. D'une part, comme langue de culture, le latin cohabitait avec le grec, et son prestige s'en trouvait relativisé, ce qui n'était pas le cas en Extrême-Orient où le prestige du chinois était absolu (les textes bouddhiques n'étant diffusés qu'en traduction) ; d'autre part, en tant que langue de communication, au moins dans le monde roman, il ne représentait en fait qu'une forme plus ancienne, figée par la tradition écrite, des langues vernaculaires. On admet maintenant que les contemporains de Cicéron parlaient déjà une langue aussi proche des parlers romans du haut Moyen Age que du latin classique et que les langues vernaculaires, français, italien, provençal, etc., ne commencèrent à faire concurrence au latin que quand l'intercompréhension entre elles et ce dernier fut devenue difficile. Le latin n'était donc pas dans les pays romans une langue étrangère à proprement parler et, même dans les pays germaniques, il restait familier par le système. La relation du chinois aux diverses langues d'Extrême-Orient est tout autre, puisqu'aucune d'elles n'est parente du chinois ni n'appartient au même groupe de langues, ni même, en ce qui concerne du moins le coréen et le japonais, au même système: le chinois, langue monosyllabique, isolante et aflexionnelle, est on ne peut plus différent du coréen et du japonais, langues polysyllabiques, agglutinantes et flexionnelles. Que l'on me pardonne ce détour, mais je crois qu'on ne saurait trop insister sur ce que peut représenter le fait d'utiliser quotidiennement deux langues où toute la construction de la phrase, ce qui veut dire aussi tout le système de pensée, sont radicalement différents. Cette altérité faisait à long terme la faiblesse du chinois, ne serait-ce que parce qu'il est bien difficile d'exprimer ses sentiments - aspiration pourtant légitime de tout être humain - dans une langue étran- gère si bien maîtrisée soit-elle (et c'est bien le procès que le 20ème siècle coréen fera au chinois), mais elle fit aussi pen- dant longtemps sa force, puisqu'à la différence du latin en Europe, elle ne pouvait, de par sa nature même de langue extérieure, tomber d'elle-même en désuétude.

Le développement d'une littérature en langue vernaculaire se heurta en fait au double obstacle du poids de la culture chinoise, qui s'imposa longtemps à la fois comme modèle culturel satisfaisant et outil de gouvernement efficace, et de l'absence d'une écriture indigène qui faisait somme toute du recours au chinois la solution évidente. Toutefois, à bien y réfléchir, ce second élément n'est peut-être pas aussi décisif qu'il y paraît: très vite, le système dit hyangch'al (on trouvera toutes les explications dans le livre !), utilisant exclusivement les caractères chinois, put, malgré ses lourdeurs, noter la langue coréenne de manière assez exacte: il tomba pourtant vite en désuétude. Et l'invention du hangul (un nouveau continent, découvert soixante ans avant l'Amérique !), condition certes nécessaire, ne fut pas, tant s'en faut, suffisante d'emblée pour assurer la victoire du coréen sur le chinois : c'est même postérieurement à son invention que les lettres chinoises atteignirent leur apogée, aux 16e et 17e siècles. Admettons donc que ce qu'on a qualifié de " poids culturel" prédomina sur le facteur linguistique pour maintenir si longtemps la suprématie du chinois. Il fallait donc que le prestige culturel de celui-ci s'affaiblît. Il semble bien que les dates de 1637 et 1644, celles de l'invasion mandchoue en Corée puis en Chine, constituent un moment décisif. Les choses se passèrent pourtant d'une manière indirecte, puisqu'après ces dates, les lettrés coréens, blessés au cœur par la déchéance du vieux modèle, se jugèrent investis de la défense des valeurs traditionnelles - essentiellement, confucéennes - de la Chine et écrivirent en chinois plus que jamais. Mais peut-être est-ce justement la reitération ad nauseam de valeurs rendues de plus en plus désuètes par les événements historiques et l'évolution sociale qui vida insidieusement les lettres chinoises de leur substance vitale (et puis, on découvrait dans le même temps, avec la science occidentale, que la terre était ronde et que la Chine n'était donc pas au centre du monde!). Seul le roman en chinois produisit dès lors de grandes œuvres, mais, genre prosaïque dénué de l'ossature formelle qui faisait la force de la poésie, il était peut-être le mode d'expression le plus faible face à son rival d'expression coréenne, aussi efficace et plus naturel: on se passerait bientôt de lui. En même temps que la littérature chinoise, forte en apparence, s'affaiblissait en fait, la littérature en coréen connaissait un épanouisse- ment d'autant plus spectaculaire qu'il avait été retardé. Née dans la poésie, elle s'emparait maintenant du conte, du roman, du recueil d'anecdotes. La poésie elle-même évolua de manière spectaculaire: les vieilles formes s'enrichirent, se modifièrent, s'amplifièrent, les thèmes se diversifiant à l'infini

 Mais il ne faut pas se défier des malentendus: littérature en chinois et littérature coréenne ne se sont pas simplement succédées dans le temps. Les débuts de la seconde ne sont en fait que de très peu postérieurs à ceux de la première, et elle a produit très tôt de belles œuvres, même si elles n'ont été hélas conservées, pour les périodes les plus anciennes, qu'en nombre parfois très faible. Déjà, pour les aristocrates de Silla, le sanoega (poème chanté de cinq lignes) était le principal médium lyrique, et sous Koryo, il sera bien rare que les grands lettrés, pourtant fameux pour l'excellence de leur expression chinoise, ne composent pas également des sijo coréens. L'existence de deux langues d'expression laisse en fait aux créateurs une possibilité de choix qui n.'est pas sans avantage: on ne traite pas dans le sijo les mêmes thèmes que dans le hansi (poème chinois), et l'on n'y déploie pas la même rhétorique. Le chinois était adéquat à l'exposé des grands idéaux, aux développements moraux, à la description des paysages majestueux, le coréen se prêtant mieux aux choses de la vie courante, à la peinture du monde rustique ou à l'évocation des rapports intimes. On pouvait donc choisir, selon l'occasion. Le roi Ye-jong (12ème siècle), qui aimait à jouter en poésie chinoise avec ses ministres préféra le coréen pour sa Complainte pour deux généraux.

Il ne faut pas croire non plus à un développement simplement parallèle : les deux modes d'expression, qui se côtoient depuis toujours, s'entrecroisent souvent, flirtent ensemble, s'unissent à l'occasion. Les traductions sont fréquentes, non seulement du chinois vers le coréen, mais aussi du coréen vers le chinois, et fécondes: l'expression coréenne s'abreuve au fleuve des images et représentations chinoises; l'expression chinoise peut trouver une nouvelle vigueur dans le magasin de plus en plus riche de la coréenne. Si l'on sait que le Ch'un-hyang ka de Yu Chin-han (18ème siècle) est une adaptation en quatre cents vers chinois du fameux Chant de Ch'un-hyang, les spécialistes ne sont pas toujours sûrs de la langue dans laquelle fut rédigé l'original de telle ou telle œuvre: c'est dire à quel point les deux traditions s'interpénètrent.

 Enfin, il serait faux de penser que la victoire ultime du coréen (s'il faut vraiment penser en termes de conflit) ne soit que le résultat d'un processus mécanique. On relève très tôt des indices d'un très fort sentiment d'identité, qui s'exprimeront d'une manière de plus en plus nette et de mieux en mieux affirmée. Le grand Kim Man-jung, auteur du fameux roman Kuun mong (Rêve de neuf nuages) écrivait dans ses notes:

" Dans la littérature de notre pays, on délaisse notre langue et on apprend celle d'un autre pays. Quand bien méme parviendrait-on à une parfaite similitude, ce ne serait pas différent d'un perroquet imitant la voix humaine. Dans les quartiers populaires, les enfants qui vont ramasser du bois et les femmes qui vont puiser de l'eau se répondent en chantant. Leur chant manque souvent de raffinement, mais, du point de vue de l'authenticité, il est incomparablement supérieur à tous les poèmes en chinois de nos lettrés ".

Un contemporain, Hong Man- jong renchérit: la poésie en coréen touche le cœur. Mise en musique et chantée avec émotion, elle est seule capable de faire danser. C'est dire qu'elle est, pour les Coréens, l'expression même de la vie!

Ainsi quand, en 1894, éclata comme un coup de tonnerre la proclamation de la suppression des examens officiels, qui sonnait le glas de la littérature en chinois à terme d'une génération, elle ne faisait qu'entériner un long processus aux facettes multiples, historiques, sociales, intellectuelles.

Le géant abattu, commença son procès posthume. On accusa la littérature en chinois d'avoir retardé l'épanouissement d'une littérature purement coréenne. Les mots les plus durs sont peut-être ceux de Sin Ch'ae-ho qui déclara, au début du 20ème siècle que la poésie chinoise - mais cela peut s'entendre de toute la création littéraire - avait volé l'âme des Coréens.

Pour l'auteur des présentes lignes, qui a vécu certains des moments les plus forts de sa vie, en même temps que ses expériences coréennes les plus intenses, à l'occasion de joutes poétiques en chinois (sihoe) auxquelles il lui fut fait l'honneur d'être invité à participer, il est difficile ici de ne pas prendre à l'égard de la littérature coréenne en chinois un ton quelque peu apologétique.

Je crois que les Coréens doivent être doublement fiers d'une identité littéraire conquise de haute lutte - la lutte elle-même devant être ici reconnue comme féconde en elle- même - et brillamment illustrée, et d'une tradition de créativité en langue chinoise qui, loin de ternir leur mérite, le fait à mon sens briller d'un éclat encore plus fort. Rappelons quelques points.

 D'abord, la langue chinoise, s'il est vrai qu'elle a pu, dans les époques anciennes, favoriser l'oubli d'une grande partie du patrimoine littéraire coréen a quand même permis, il faut être juste, d'en sauver un peu, puisque sans elle tout eût été perdu.

Ensuite, les lettres chinoises permirent à la Corée de rentrer de plain-pied dans la culture de la Chine. Pour les lettrés coréens, comme nous le rappellent MM. Cho et Bouchez, Li Bai et Du Fu n'étaient pas des étrangers mais des gentilshommes partageant les mêmes idéaux. Les poèmes d'un Ch'oe Chi-won (8ème siècle) - mais on pourrait en citer d'autres - ne le cèdent d'ailleurs en rien à ceux des maîtres Tang. Et quelle ouverture sur le monde, pour un pays toujours en danger d'isolement géographique: qu'un moine comme Hye-ch'o ait pu, au début du 8ème siècle se rendre dans ce bout du monde qu'était le Sud de l'Inde, et de là exprimer dans un poème chinois sa nostalgie du pays natal, n'est-ce pas en soi un petit miracle de l'histoire culturelle?

De plus, les Coréens de jadis, tout en atteignant à une maîtrise parfaite du chinois, n'étaient pas pour autant des imitateurs serviles, et leurs œuvres restent celles de Coréens. Leur poésie recèle souvent des audaces originales et c'est bien la Corée qu'elles chantent: c'est en chinois qu'ont été célébrées, pour la première fois comme elles le méritaient, les splendeurs de la terre natale et le Lai du roi Tong-myong, écrit en chinois au 12 siècle, est une authentique chanson de gestes coréenne. Il n'est pas jusqu'à la déclamation du hansi, sur un mode psalmodique à la fois lancinant et vigoureux, tel qu'on peut encore l'entendre dans les sihoe, qui ne soit comme une quintessence du génie musical coréen.

On ne saurait donc mieux dire que So Ko-jong, qui dans sa préface au Tongmunson (Anthologie de l'Est) déclare, au 15ème siècle:

" La littérature de notre région de l'Est n'est ni celle des Song, ni celle des Yuan, ni non plus celle des Han ou des Tang, c'est celle de notre pays. Il est normal qu'elle circule entre ciel et terre, parallèlement à celles de ces dynasties (chinoises) du passé. Il serait impensable de ne pas la transmettre ou de la laisser disparaÎtre".  

En fait, les Coréens ont même su trouver dans les textes chinois un point d'appui pour prendre conscience de leur propre identité. Je n'en sais pas de meilleur exemple que cette utilisation subtile de la préface du Shijing, texte fondateur de l'idéologie littéraire chinoise, dont la phrase clé, si souvent citée: " Les sentiments naissent dans le cœur et s'expriment par la parole; quand la parole ne suf- fit pas, on a recours à la poésie (shi/si) ; quand la poésie ne suffit pas on a recours au chant (ge/ka) " est "coréanisée" par un glissement habile, si restant bien sûr la poésie chinoise, mais ka étant compris comme la poésie coréenne, ce qu'évidemment les Chinois n'avaient pas prévu!

En définitive, et même si l'on ne peut nier qu'il exista des mouvements étroitement sinophiles, je ne crois pas que leur culture chinoise ait empêché, globalement, les Coréens de rester eux-mêmes. Je note d'ailleurs en passant, car je trouve la chose assez piquante, que le plus ancien poème coréen en chinois connu ait été composé pour... railler un général chinois ! Et somme toute, les Coréens ont bien mieux tiré leur épingle du jeu que nos ancêtres les Gaulois...

La littérature coréenne en chinois doit donc être regardée comme une belle part du legs de la Corée ancienne à la Corée nouvelle. Au début du 20ème siècle, apparut un nouveau mode poétique, le p'ungwol, consistant à composer en coréen sur un des schémas classiques chinois, huit fois sept caractères. Il en résulta la forme la plus courte de toute la poésie coréenne : à peine plus longue que le haiku... Bel exemple de fécondation, à l'aube du modernisme! Qui sait si les lettres chinoises ont donné tout ce qu'elles avaient à donner?

En conclusion, la double tradition linguistique et littéraire de la Corée n'entraîne ni défaut d'unité, ni carence d'identité. On pourrait, dans le fond, retourner le propos de Sin Ch'ae-ho et affirmer que, loin de s'être fait voler son âme, la Corée s'est approprié une bonne part de l'âme chinoise! Excellente affaire, car comme le remarque non sans humour Ch'oe Haeng-gwi (11ème siècle), les Coréens peuvent lire les écrits des Chinois, mais non l'inverse!

Mais ma défense des lettres chinoises, faite sur un ton qu'on jugera peut-être un peu exalté (qu'on pardonne à un sinisant qui doit à la Corée la découverte émerveillée de joutes poétiques oubliées sur leur terre d'origine}, pourrait laisser entendre que MM. Cho et Bouchez partagent les vues des détracteurs de la littérature chinoise. Il n'en est rien. En hommes de science d'une objectivité impeccable, ils nous donnent à voir la littérature coréenne des temps révolus dans toutes ses composantes, telle qu'elle est, et non telle qu'elle aurait dû ou pu être. On comprend à leur lecture que si conflit il y eut, ce conflit même fut fécond, et on tire le sentiment d'une richesse née de la diversité même.

Si ce livre, encore une fois, a de quoi satisfaire le plus exigeant des spécialistes, que le simple amoureux de la Corée ne soit pas rebuté par le tour un peu théorique que j'ai donné à ces pages: il retrouvera ici le pays de son cœur. De la ville à la campagne; des palais aux hameaux, en faisant revivre des personnalités fortes et attachantes, en nous faisant côtoyer monarques et aristocrates de jadis, grands lettrés de Koryo et de Choson, mais aussi le monde plus humble des lettrés retirés, des yangban en mal de charge, des kisaeng, des chamanes et des moines, des conteurs itinérants et des chanteurs de p'ansori, des poètes marginaux et des excentriques à la dérive, Cho Dong-il et Daniel Bouchez brossent pour notre plus grand plaisir une fresque de la Corée de jadis, à laquelle donnent vie de nombreuses traductions de poèmes (c'est bien sûr le second d'entre eux qu'il faut saluer ici en particulier pour ses efforts et pour son art) ainsi que les intrigues résumées de beaucoup de contes et romans, ajoutant ainsi aux profits de la culture le plaisir de la lecture.

Les auteurs auraient pu s'arrêter à une date symbolique comme celle de 1894 ou aux dernières grandes productions des genres traditionnels, mais ils ont, avec juste raison, choisi de s'engager jusque dans le 20ème siècle pour nous donner la synthèse des mises en question, des difficultés et des aspirations des créateurs à l'aube de l'époque nouvelle. Ils ont ainsi donné tout son sens à leur ouvrage en même temps qu'ils ont dressé les premiers décors pour une histoire de la littérature moderne. Ils expriment eux-mêmes le vœu qu'un tel ouvrage voie bientôt le jour. Est-ce un engagement qu'ils prennent devant nous? La qualité de l'ouvrage qu'ils nous offrent ici ne peut que nous le faire espérer.

François MARTIN


Extrait de la revue "Culture Coréenne" N°61 - Août 2002
Directeur de la publication: SOHN Woo-hyun
Rédacteur en Chef: Georges ARSENIJEVIC
   Centre Culturel Coréen  - Ambassade de Corée en France
   
   FRANCE-CORÉE - L.ROCHOTTE Septembre 2002

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