Mogõ
L'étrange histoire d'un singulier poisson de bois
par Laurent Quisefit, journaliste

 

Dans le dédale des temples bouddhiques coréens, l'œil remarque la forme oblongue d'un insolite poisson aux écailles éclatantes, qui semble nager dans l'éther, nonchalamment suspendu entre ciel et terre. Il s'agit en réalité d'un instrument liturgique, généralement suspendu aux poutres du déambulatoire, qu'il paraît hanter.

Plusieurs récits édifiants expliquent l'origine de cet étrange objet. La légende veut que, dans les premiers âges du bouddhisme, au temps où le Bouddha Çakyamuni prêchait, un poisson se joint à ses disciples. Le poisson, distrait et négligent, mettait bien peu d'enthousiasme dans ses études, et folâtrait dans les flots ; Çakyamuni le punit et le poisson en conçut tant de chagrin qu'il mourut. Les autres disciples l'inhumèrent, et un arbre gigantesque commença à pousser sur la tombe du poisson. Cet arbre unique qui ombrageait le tombeau de sa large ramure, n'était autre que le poisson, réincarné, qui se repentait avec ferveur de son crime, de sorte qu'il obtint finalement le pardon de Bouddha. L'arbre fut déraciné, et le poisson-arbre, enfin absous, devint dans l'autre monde un fervent fidèle.

Un récit très similaire mais plus logiquement construit et moins surréaliste justifie la présence du mogõ dans les temples. On raconte dans les monastères que jadis, un moine qui avait gravement transgressé les enseignements de son maître spirituel avait finalement entraîné la mort de ce dernier. Un arbre ne tarda pas à pousser sur la tombe du vénérable maître. Lors d'une tempête, le vent agita en tous sens les branches de l'arbre qui semblait saisit d'une profonde douleur ; et de son tronc coula du sang, ce qui provoqua quelque émoi, mais cet étrange phénomène fut bientôt oublié.

Après quelques mois, le moine fautif s'embarqua pour traverser la vaste mer. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'un grand poisson surgit des flots et lui parla. Il s'agissait de son maître, réincarné en poisson, qui lui expliqua qu'il lui pardonnait son crime, mais qu'il désirait que le moine le délivrât du monde, pour échapper à cette nouvelle incarnation, qui semblait lui peser. Le moine obéit, subjugué par cette rencontre qui transforma sa vie.

De retour sur la terre ferme, le moine raconta le prodige à ses condisciples. Particulièrement ému, suivant les prescriptions de son maître, il fit abattre l'arbre surplombant la sépulture de son maître. Il en élagua les branches et cisela le tronc selon l'aspect du poisson. Les moines organisèrent alors une grande cérémonie, au cours de laquelle le poisson de bois, mogõ , fut solennellement accroché dans le temple. Durant son sermon, le moine prononça de sérieuses remontrances à la communauté et exhorta les moines à observer une meilleure conduite ; tous s'astreignirent désormais à une plus grande vertu. Cette légende visait à l'évidence l'édification des fidèles comme des moines.

Enfin, une autre explication, plus prosaïque, veut que les ascètes polissaient jour et nuit un morceau de bois pour éviter de s'assoupir durant leurs méditations ; de cette pratique serait né le poisson de bois.

Originaire de Chine, où il est appelé Mu yu, le poisson de bois s'est répandu dans les pays voisins avec le bouddhisme du Grand Véhicule . La Corée l'a ainsi exporté au Japon.

On battait le poisson de bois pour rassembler les fidèles et les moines, rythmer la récitation des sûtra pendant les grandes cérémonies et pour sonner à l'aube et au crépuscule. Il servait ainsi de " cloche ", d'où son appellation commune de poisson-cloche, mokt'ak. Cependant, le terme de mokt'ak désigne plus généralement une variante du mogõ, de taille plus réduite. Les mogõ sont grands et leur taille avoisine généralement un mètre et plus. On bat cet instrument deux fois pour appeler aux repas, et une seule pour rassembler la communauté. Le poisson comprend aussi une dimension symbolique, en appelant au souvenir des morts et disparus en mer.

Ce mogõ, qui, sert donc de signal, a le tronc évidé pour servir de caisse de résonance. L'extérieur montre les écailles et les nageoires des poissons communs. La forme, la taille et les couleurs varient considérablement d'un spécimen à l'autre. Si le mogõ fut à l'origine purement pisciforme, il s'est graduellement métamorphosé en Yongduõshin, animal à corps de poisson et tête de dragon. Ce mogõ particulier serre entre ses dents la perle magique yõùiju , joyau propre à tout dragon, et les flammes qui environnent le poisson attestent de ses pouvoirs surnaturels. Dans d'autres temples, le mogõ ressemble à une amusante et criarde caricature (Haeinsa). Rehaussés de couleurs vives, ces instruments liturgiques sont aujourd'hui remplacés par de simples gongs de bois, afin d'épargner ces oeuvres remarquables, dont les peintures magnifiques s'écaillent sous les coups redoublés. Certains temples ont renoncé à restaurer les peintures de leur mogõ afin de conserver leur patine pittoresque (temple Magok) .

Les représentations du mogõ sont très variées, et se déclinent selon de nombreuses variantes, depuis les austères poissons de bois simplement vernis jusqu'aux hiératiques et flamboyants modèles à tête de dragon. Selon les temples, ils sont majestueux (temple Pulguk), criards et caricaturaux (temple Haein), farouches et fougueux, (temple Shillùk de Yõju). Dans ce dernier temple, le mogõ, nageoire caudale dressée, semble même cracher du feu, sous la forme d'une perle magique prolongée de flammes. On l'a aussi représenté rond et pansu ou au contraire longiligne. Ces témoins de l'habileté et de la créativité des sculpteurs coréens s'intègrent admirablement avec les motifs colorés tanch'õng des temples, et attirent invariablement le regard, jamais indifférent.

 

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